PERSIL No 20, juin 2008:Louis-Philippe
Ruffy, vice-président de l'Association des Amis du Persil, a
proposé aux
écrivains romands de s'intéresser au sort de la sonde
Pioneer-10 qui s'est tue
en 2003 et qui évolue aujourd'hui quelque part aux confins du
système solaire,
à quelque 12 milliards de kilomètres de sa planète
d'origine, après trente ans
de loyaux services scientifiques. Il a été proposé
d'imaginer le message terrien
que cette sonde pourrait bien colporter dans l'espace. Qu'il prenne la
forme
d'une apostrophe, d'une fable, d'un rébus ou d'un oracle, ce
message serait
l'expression d'une volonté terrienne contemporaine. Parmi ceux-ci, les trois textes que j’avais
proposés : |
©
La plaque sur Piooner-10, mars 1972
|
Pragmatisme
Gliese 581 c.*, sur le terre-plein d’une piste traversant une zone assez aride. Un véhicule est arrêté, son hayon arrière est ouvert. Juste derrière sont installés une table de camping et deux fauteuils pliables sur lesquels est vautré un couple d’holothuries. Un camping-gaz est allumé, une soupe instantanée fume dans une casserole sans manche. La femelle holothurie parle, tout en servant la soupe. Son mari ne l’écoute guère. L’air distrait et énervé, il souffle brièvement sur les cuillérées qu’il avale en lampées hésitantes. La femelle parle toujours. Soudain le mâle se lève. Il se dirige vers une carcasse abandonnée, noirâtre et défoncée. Il tourne autour, se baisse, ramasse quelque chose et revient, visiblement satisfait. Ce qu’il ramène, c’est une petite plaque de 15 sur 23 centimètres. Elle est du même métal brillant dont sont fait aussi bien le véhicule du couple que les rares autres qui passent sur la route. Avec les puissantes pinces aux mâchoires opposées qui lui servent de mains, l’holothurie mâle plie la plaque une première fois sur elle-même. De son unique œil à facettes il en évalue l’épaisseur et la replie une deuxième fois. Il place l’objet ainsi plié sous un des pieds de la table de camping, puis il se rassied, teste la stabilité du tout et se fend d’un sourire flasque et satisfait. Il reprend la consommation de son potage. Si le couple d’holothuries était curieux, ou s’ils avaient encore des enfants en bas âge, ils remarqueraient, sous le pied de la table que l’holothurie mâle vient de caler, le fragment d’un croquis représentant deux animaux d’une espèce animale inconnue ou disparue. Étape
Vêtu d’une peau de bête, entouré de son troupeau de moutons, un jeune berger basané et musclé rejoint son campement. Le soleil est sur le point de disparaître. Accroupi devant une tente, un frère cadet, qui lui ressemble, est en train de manger avec les mains un plat fumant. Ce sont des lentilles. « Donne-m’en », demande le berger. Le jeune frère veut quelque chose en échange. Le berger fait la moue mais il a très faim, il ouvre sa besace : « Tiens, j’ai trouvé ça ». Il s’agit d’une plaque brillante, d’un empan sur un empan et demi, sur laquelle sont gravés des signes cabalistiques ainsi qu’un couple d’homme et de femme, représentés nus. Cela convient au jeune frère qui empoche l’objet et abandonne dédaigneusement la calebasse fumante à son aîné. Le soleil
est déjà haut. Le plus jeune frère est accroupi au
bord du chemin, il examine la plaque qu’il a troquée la veille.
Il la fait
briller en la frottant sur le poil de sa manche.
Trop occupé à y chercher son reflet,
trop satisfait, ou trop
content à l’idée de titiller l’attention et la convoitise
— un objet qu’il
pourra négocier à un bien meilleur prix —, il
néglige un groupe d’homme
qui arrivent silencieusement par derrière. Ceux-ci convoitent la
chose. Le
garçon résiste, il veut marchander, un gourdin est
tiré, son crâne est fracassé,
la plaque continue une route qui a déjà été
longue et le sera encore.
Panspermie
Je suis une plaque en or de 15 sur 23 centimètres accolée à une sonde errante. Un jour, entrant dans la zone d’attraction d’un astre, nous nous écraserons sur une exoplanète qui peut-être n’aura pas de nom propre, ses habitants, primitifs, ignorant se trouver sur une planète. Dans le choc de l’impact, peut-être serai-je désolidarisée de ma sonde. Plus compacte, je résisterai mieux, juste un peu cabossée. Peut-être
que toi, enfant de cette planète ignorée, tu me
trouveras, peut-être que tu joueras avec moi. Devenue
légèrement concave,
peut-être concentrerai-je les rayons du soleil en un point
convergeant capable
d’enflammer des brindilles sèches. Toi et ta tribu y gagnerez la
maîtrise du
feu. Vous en profiterez pour brûler votre première
sorcière, la première à être
mangée chaude. D’autres progrès suivront. Vous inventerez
la roue, pour supplicier
les esclaves récalcitrants, puis la scission nucléaire
pour anéantir des villes
entières. Enfin vous imaginerez le moteur à ergols
hypergoliques pour envoyer
des sondes aux confins de l’univers. Et tout recommencera. |