15.
Lausanne, 20 septembre 2008
Samedi,
Festival Label Suisse, un concert, trente mille personnes sur une place, qui
agitent les bras en cadence.
Une
jeune fille en bordure de la foule, à peine surélevée d’une ou deux
marches, crie dans son téléphone portable :
– Je
ne te vois pas ! S’il te plaît, fais-moi un petit signe de la
main !
29.
Lausanne, 19 juin 2010
J’ai
croisé tout à l’heure, ce samedi d’assez bon matin, deux épaves
qui allaient déambulant, deux alcooliques finis, de ceux qui hantent les
nouveaux bouges de la rue plus bas. Ils se tenaient par la main. Un homme et
une femme, un couple, deux loques ravagées. Au-delà de leur détresse
déprimée, ils dégageaient une telle tendresse partagée que j’en ai été
désemparé. Et si c’était eux qui avaient raison ?
65.
Lausanne, 3 février 2016
Chaîne
de solidarités. Une mendiante assise sur le sol mouillé et froid, grignotant
un sandwich, fait l’aumône de ses miettes aux pigeons qui trottinent
autour d’elle. Faut-il lancer une initiative contre les pigeons ?
79.
Yverdon, 28 février 2017
Miracle
nocturne et silencieux. Brève attente de train sur un quai. Par
l’intermédiaire de son portable, une ado communique en langue des
signes.
Après
l’avoir observée, ravi, un moment, je la contourne. C’est bien
via Skype qu’elle gesticule vers une interlocutrice distante. Mais elle
s’interrompt de temps à autre pour échanger, toujours par signes, avec
l’ado qui lui tient compagnie sur le quai ; elle le fait en
éloignant son téléphone pour que la fille à l’autre bout puisse capter
aussi les signes de leur conversation, une conversation qui se joue à un, à
deux, à trois, amicale, silencieuse, souriante, et magique !
81.
Sion, 13 avril 2017
Une
gare de taille moyenne. Tenant en laisse un imposant chien noir, un beau
jeune homme à la démarche sensuellement élastique attend l’arrivée du
train. Sur le quai d’en face, une femme de mon âge le fixe, les bras
ouverts, presque tendus, avec une fascination érotique et gourmande,
perceptible et intense, protégée qu’elle est par la barrière des rails.
83.
Lausanne, 26 mai 2017
Jeux
d’eau. Dernière un autocar stationné à la gare routière de Lausanne,
sans se douter que l’endroit donne sur un chemin pédestre, un gamin de
huit ou neuf ans, très rondelet, pantalons et slip sur les chaussures, est en
train de pisser. Or c’est sa mère qui lui tient l’instrument. Il
faut dire que pendant ce temps l’enfant continue à pianoter fébrilement
sur sa console vidéo ou son téléphone portable.
105.
Département de l’Isère, 4 septembre 1997
J’ai
traversé un champ fauché où pépiaient des oiseaux. Leur chant a continué plus
loin, certains s’étaient pris dans mon dérailleur. Quand
j’arrêtais de pédaler, ils se taisaient. Quand je recommençais, ils
recommençaient. Alors j’ai mis de l’huile sur la chaîne et sur
les pignons. Les oiseaux se sont tus. Je croyais les avoir libérés, en fait
ils s’étaient noyés dans la graisse.
107.
Auvergne, 21 juin 2000
Dans
un cimetière auvergnat, j’ai vu un Christ-cadran solaire. Manchot, il
donnait l’heure, mais pas les minutes.
119.
Marseille, 5 janvier 2010
Dans
le bus, une fille est assise sur l’espace surélevé qui domine les roues
avant du véhicule. Dépassant de son sac, un classeur arbore une étiquette
troublante, écrite à la main, bien visible : « Copie du mensonge ».
Peut-être une comédienne ?
129.
Lyon, 4 octobre 2017
Une
vieille à tout petits pas, l’air un peu las, un peu ailleurs, semble
aller quelque part. Tous les dix mètres, quelquefois avant — quand
elle a déjà oublié s’être arrêtée sur cette distance —, elle
s’immobilise et jette un coup d’œil au fond de son vaste
cabas, presque vide, apparemment pour s’assurer qu’elle n’a
rien oublié, mais déjà elle oublie, s’arrête, se rassure, repart. Sa
route est encore longue. Se rappelle-t-elle où elle va ?
138.
Sulina, delta du Danube, 19 août 2003
Suite
à un pique-nique sur la plage, je m’endors avec les mains sur la
poitrine et me retrouve plus tard avec des marques de soutien-gorge en forme
de gants. Je croyais qu’il n’y avait que dans les bédés offertes
par le droguiste de mon enfance que ce genre de choses arrivait.
142.
Ouagadougou, 1 mars 1997
Dans
l’après-midi, sans doute à la recherche d’un ministère pour
obtenir une autorisation de filmer, je vois d’abord un vautour qui
déambule dans une sorte de contre-allée, puis un enfant qui s’en
approche et qui joue curieusement avec lui. J’ai surtout
l’impression qu’ils discutent ensemble, dans un langage non
verbal auquel l’enfant m’intègre aussitôt. Il y a quelque chose
de très étrange dans cet échange à trois. J’adresse quelques mots en
français à l’enfant, il n’a pas l’air de comprendre
— il est pourtant rare de trouver à Ouagadougou des enfants
d’une dizaine d’années qui ne parlent pas français, surtout parmi
les garçons, plus généralement scolarisés que les filles.
Un
peu après quelqu’un, par gestes, veut me faire comprendre que
l’enfant est simple d’esprit.
Plus
tard j’apprendrai qu’en réalité, l’enfant est sourd-muet.
150.
Vers Nampula, 22 mars 2008
Quand
j’étais petit je croyais qu’on avait sur la tête un seul endroit
où l’on pouvait se faire la raie dans les cheveux, une raie qui alors
délimitait toujours clairement les cheveux de gauche de ceux de droite. Je
dois chaque fois me rappeler qu’en réalité il n’en est rien. La
preuve : quelque part dans le ciel mozambicain, la raie, notre hôtesse
de l’air se l’est joliment faite en un zigzag décoratif très
précis !
151.
Vers Île du Mozambique, 22 mars 2008
Chapa,
nom qu’on donne ici au taxis-bus, signifie tôle, tôle ondulée. Cela
vient-il du temps où les taxis-bus étaient alors des estafettes Renault, ou
plutôt de l’état des pistes que ces chapas parcourent ?
À
l’intérieur du mien, une fois que les corps se sont encastrés, on
trouve sa place et le voyage de trois heures en devient beau. Une demi-fesse
au bord d’une demi-banquette bien occupée, je sers de dossier, un petit
peu de chaise aussi, à une belle jeune femme bien enveloppée mais au grain de
peau très doux. Derrière nous, révélée par des cris qui s’annoncent
être des gloussements authentiques, une vieille abrite sur ses genoux mais
sous son sac, une poule. J’ai le sentiment que pour cette vieille, ce
volatile tient lieu d’animal de compagnie. En suivant un geste
qu’elle vient d’amorcer vers les boutons de sa chemise, je crains
un instant qu’elle ne lui donne le sein !
165.
Antananarivo, 3 avril 2008
Service
social. Antananarivo, nuit. Deux cartons ondulés à plat sur le bitume. Sur le
premier, une femme endormie. Sur le second, trois bébés alignés.
S’agit-il d’une nichée de triplés ? Non, c’est une
halte-garderie. Plus loin, sur d’autres trottoirs, les vraies mères
rassurées font leur travail de belles de nuit.
229.
Golfinho Branco, 30 décembre 2012
Autour
des fêtes de fin d’année, l’espacement des hamacs ne respecte
plus les cinquante centimètres réglementaires, leur densité augmente
nettement, et sur deux ou trois épaisseurs. Les corps se rencontres, se
caressent, se coudoient — dans l’étymologie du mot — et
balancent sur un même tempo. Des hamacs apparaissent et disparaissent dans la
nuit, au gré des étapes ou de la fantaisie des gens, tout en douceur et sans
bringues.
241.
Golfinho do Mar, 9 janvier 2013
Lecture
faciale. Ici, sur les visages des gens, sur les visages qui vieillissent,
j’ai tout loisir de lire la scénographie de la tragédie humaine. Mais
ils peuvent, eux, toujours se réfugier dans le souvenir heureux de leur
enfance. Et quand ils dorment, alanguis dans leur hamac, ils gagnent presque
tous une aura magique.
252. Salvador di
Bahia, 16 janvier 2013
Ici,
dans le petit funiculaire qui relie la ville basse à la ville haute, je
constate qu’avoir une grosse poitrine sert à beaucoup de chose, comme
porte-monnaie — c’est presque exclusivement des billets —,
porte téléphone, et porte autres choses que je ne suis pas allé contrôler.
289.
Rio, 19 février 2013
Un
nez pour la vie. Un peu partout, souvent dans des endroits qui d’abord
paraissent insolites, montent de formidables odeurs de fermentation,
fermentation naturelle de fruits pourrissants. C’est drôle, je préfère
les odeurs des drogues aux drogues elles-mêmes, fumets de marijuana,
torréfactions du café. L’odeur de sexe au sexe. L’odeur de
l’amour à l’amour. L’odeur de la vie à la vie ? Juste
un peu à côté ?
À
Ouro Preto, j’ai bu une bière avec un couple de Français qui étaient
« nez », d’après eux chez le plus sélectif des quatre seuls
fabricants de chocolat au monde. Il existe des nez pour le tabac. Pourquoi ne
serais-je un nez pour la vie ?
307. Mexico, 2
octobre 2015
Parmi
les démarcheurs ambulants, il y les vendeurs d’électrocution. On met
les deux index dans deux tubes et on se fait secouer. Cela ne sert absolument
à rien, si ce n’est peut-être à prouver sa virilité quand le voltage
augmente.
308.
Mexico, 2 octobre 2015
Maintenant
il fait nuit, la foule s’est dispersée, les passants épars semblent
glisser sur les dalles polies dans un monde de silence souligné par la
présence de deux gaillards qui, à un mètre vingt de distance, sont en train
d’échanger dans la langue des signes. Le plus jeune tient une bouteille
de Coca, ce qui complique les choses. Je ne connais rien de plus sereinement
aérien que la langue des signes.
311.
Querétaro, 6 octobre 2015
Les
saints des églises d’ici sont tout aussi sanguinolents, tout aussi
tourmentés que ceux du Brésil d’il y a trois ans, mais ils gardent
toujours une lueur bon enfant et un peu de sensualité heureuse. Ceci même
quand, femmes, seins nus, ils sont, jusqu’aux aisselles, la proie de
flammes en bois polychrome.
331. Oaxaca,
15 octobre 2015
En
rentrant à mon hôtel, j’ai vu un gamin qui discutait avec un pigeon
mort pour savoir s’il était mort ou pas.
337. Salina
Cruz, 18 octobre 2015
Je
viens d’apprendre ce que nous Suisses avons voté. J’hésite à
rentrer !
338 . Puerto
Escondido, 22 octobre 2015
Suissitude.
Puerto Escondido au printemps, c’est aussi mort que ce que doit être
Knokke-le-Zoute en hiver. Je crois que j’ai le nez pour dégoter les
bons coins pour manger : un peu en dehors, un peu plus haut, un peu
déglingué, rudimentaire, avec vue sur l’océan et un poisson garanti du
jour et parfait.
La
serveuse de l’endroit me demande si je suis Argentin — faut
croire que je progresse !
Quand
je réponds :
–
Suiza.
Elle
s’écrie, mais dans sa langue bien sûr :
–
Ah ! Ce pays où on n’aime pas les immigrants ?
Dans
tout le pays, les urinoirs des lieux publics s’appellent HELVEX.
C’est un hommage à notre hygiène, pas à notre générosité !
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