Olivier Sillig, sorcier et conteur protéiforme
JEAN-LOUIS KUFFER
Olivier Sillig est un personnage multiple et passablement insaisissable,
qu’on pourrait dire sans risquer de toucher trop loin de la cible: singulier.
Lui qui dit ne croire à rien donne plutôt l’impression de faire un peu tout et
non sans conviction même si, aux dernières nouvelles, c’est écrire des romans
qu’il préfère. Or, à l’approche de ses 60 ans, cette espèce de jeune homme
prolongé a multiplié les expériences tous azimuts, de la théologie à la
construction de petits bateaux en fer-blanc genre art brut, en passant par la
psychologie plus ou moins profonde et l’assistanat social, le dessin virtuose,
le cinéma, l’informatique et le bricolage menuisier sur La Galère , jusqu’à toutes les
formes de littérature. La science-fiction poético-philosophique (qui lui vaut
les honneurs de la collection de poche Folio, pour un livre au titre peu
vaudois de Bzjeurd ), les nouvelles (une tripotée) et le roman (dont le
cinquième, Lyon, simple filature , a décroché cette année le Prix Bibliomedia).
Chaque fois dans un autre genre et une autre tonalité, mais avec des thèmes qui
lui tiennent à cœur et au corps, dont la question de l’identité et, plus
précisément, de l’identité sexuelle. Lui qui, pour sa sensibilité aiguë, était qualifié de «fille manquée» en son
enfance, a pris sa revanche à 11 ans en coiffant au poteau les lascars
participant à un concours sportif local dont il fut le héros – bon pour l’ego.
Par ailleurs, malgré sa dyslexie sévère, les dons d’expression ne lui
manqueront pas. Mon souvenir personnel se situe dans la classe d’expression
artistique facultative du collège lausannois de Béthusy et les camps de dessin
de Pierre Gisling. Le petit Sillig était du type réellement original. Suffit
d’un coup d’œil à la galerie de peintures et de croquis de son blog* pour s’en
convaincre. L’on y trouve également, comme une constellation hirsute, les
traces de sa créativité tous azimuts. Une expo assez saisissante, dans le vaste espace d’accueil du CHUV, il y a
quelques années, déployait les croquis d’Olivier Sillig, au talent baroque
fellinien sur les bords, qui pourraient illustrer, couleurs de bédéaste à
l’appui, ses six romans si singuliers aussi. Ceux-ci, de Bzjeurd l’étrange à Cire
perdue, le plus ambitieux, racontent chacun à sa façon l’histoire d’un garçon
solitaire rêvant de pays qui font semblant d’exister pour nous permettre de
nous raconter, et qui deviennent bel et bien lieu de rencontre pour celui qui
écrit et ceux qui lisent… «C’est peut-être dans Bzjeurd que j’ai parlé le plus de moi-même», relève
Olivier Sillig à propos de cet étrange roman d’après l’Apocalypse (les amateurs
de La route, de McCarthy, apprécieront) évoquant aussi les fables «désertes»
d’un Buzzati. Or le rêve éveillé de ce fils d’architecte lausannois bien peigné
et bon papa, qui sourit en relisant Pollyanna, d’Eleanor Porter (la petite
fille se consolant de toutes les poisses par l’imagination du pire), et Les
Mémoires d’un âne, de la
Comtesse de Ségur, n’a cessé de pousser de nouvelles pointes
dans le grand labyrinthe aux énigmes éternelles, pour nous ramener en 1492,
avec Cire perdue, aux rives d’une étrange exploration des sentiments, où la
confusion des sexes et des sentiments va de pair avec les fantasmes de
l’illusionniste facétieux. Jusqu’à sa façon d’esquiver toute explication «logique», le conteur se
montre fidèle à lui-même, slalomant entre émotions fortes et aventures
révélatrices, érotisme et transgression, courts-métrages ancrés dans notre temps
et récits fantastiques. Sous l’éclairage multiple que ce bricoleur se ménage en
construisant des lampes (qu’il commercialise) aussi extravagantes que les
bateaux de fer-blanc conçus pour être lancés sur les mers de son imagination.
Aux dernières nouvelles, il préparait sa prochaine prestation de slam au Bourg
(il se produit sous le pseudo de 512) et travaillait à un projet de récit dans
lequel un émigré russe erre dans un Bronx imaginaire – «En fait, je trouve la
vie rêvée plus belle que la vie vécue. » Et le noyau, le mobile de ce tourbillon créateur rappelant le besoin des
enfants (et des artistes bruts) de saturer leur feuille blanche? On priera le
psy de service de ne pas la ramener, on remerciera sa famille (de sa grande
sœur jadis punitive à sa fille Lucia) de ne l’avoir pas fait enfermer pour sa
dinguerie imprévisible, e la nave va…
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