Olivier Sillig, chronique au jour le jour, mai 1951


1951, Mardi 22 mai

On est rentré de la maternité. Si la clinique était au chemin de Mornex, j’étais pourtant vivant. Bien sûr, je m’étais conchié, le cérumen du nouveau-né. Papa avait préparé une planche à langer, dans la cuisine. Maman a commencé à me changer, mais le téléphone a sonné. Elle est partie répondre. Derrière moi le carrelage était vert, marbré, brillant, avec en son sommet une bordure noire. Sous moi, le plastique était froid, et chaud, humide, gluant, froid. Au-dessus, la table était éclairée par une ampoule nue. Elle pendait au bout d’un fils torsadé. La lumière était jaune et crue. C’était quelqu’un qui les invitait à venir fêter ça — ça, c’était ma naissance. Maman a mis son astrakan noir et ils sont sortis. Sous moi, le plastique était froid, humide, gluant et froid. La lumière jaune et crue. Je hurlais, ça me rassurait, le son d’une voix réconforte les tout petits. J’ai dû m’endormir quelquefois. Peut-être rouler un peu au bord de la planche. L’instinct, ces réflexes complètement ataviques, m’avait retenu. J’ai pissé un peu, encore chier, transpiré sur le plastique froid, déjà décoré de petits ours en peluche imprimés avec leur douce fourrure et de tambours jaunes et rouges. Ils m’avaient oublié.


1951, Vendredi 25 mai

Maman est enfin entrée dans la cuisine. Manque de chance la bonne avait dû partir d’urgence chez sa mère, c’est du moins ce qu’elle avait dit. Maman a trouvé que ça sentait très mauvais. Elle a dit : béeh ! (berk n’existait pas encore). Elle a appelé papa, mais papa était au travail. Elle a fait couler de l’eau, un peu trop chaude, dans la bassine à lessive. C’était une jolie bassine en métal qui sentait bon le savon à lessive. Elle m’a attrapé par le pied droit, c’est tout ce qui restait d’à peu près propre, elle m’a soulevé, elle a jeté le coussin de plastique par terre, avec ses oursons en peluche et ses tambours imprimés et elle m’a reposé sur le bois nu, mais plus sec et plus chaud que le plastique. Mais j’étais brave, je n’ai pas crié. Elle m’a lavé, avec une lavette, en me tenant toujours par le talon (ce serait mon talon d’Achille). Après elle a lavé la planche, lavé le coussin en plastique avec les oursons et les tambours, elle l’a même essuyé, elle utilisait pour ça les langes propres prévus pour me changer, les langes sales s’accumulaient par terre, après il faudrait sans doute laver le sol, mais la bonne avait dû partir chez sa mère. Chéri le fera sans doute en rentrant — chéri c’est papa, c’est comme cela qu’elle l’appelle. Il l’a fait en rentrant. Enfin elle m’a langé. Elle m’a fait une sorte de sourire, cela voulait dire : t’es content. C’était plus affirmatif qu’interrogatif. Puis elle est partie, me laissant sur la planche, sur le coussin, sous l’ampoule nue. J’ai peut-être cru qu’elle m’oubliait de nouveau, mais elle est revenue, elle était allée se laver. Elle n’aimait pas l’odeur de mon caca. Elle m’a emporté au salon et là, elle m’a nourri.


© Olivier Sillig, 2013


 





 

1997_05_05_Il giornalino.doc V:29.06.2013 (20.06.2013 / 5.5.1997)