Lozane 239 ou le Talisman périodique
Nouvelle publiée dans Écrire au futur antérieur
Le 15 mars 2049* ap. B.-J., Enghar
met pied à terre devant
les murailles de Lozane. Il s'assied sur un rocher aux confins des
glaces et
laisse choir son VTT: la roue cliquette, la graisse tarde à se
figer, un
dernier éclat de chrome s'envole abandonnant le châssis
à la rouille. Il est
dix heures, c'est l'aube, le jour sera bientôt suffisant pour
voir jusqu'au lointain.
Lozane — Lozane 239, le nom même fait frémir — cette
cité
dont aucun étranger n'est censé ressortir vivant, dresse
juste là ses remparts,
fantastiques empilements de carcasses de véhicules
vitrifiés entassées les unes
sur les autres. Ici, même la glace n'ose pas affronter la ville;
elle s'arrête
à plusieurs dizaines de mètres des murailles, laissant un
vaste cercle de sol
nu et désert.
Pour Enghar ce fut cinq mois d'errance. Un périple aussi
absurde qu'hésitant avec l'escorte qui se délite. Cinq
mois pour se repentir
des effets méphitiques de la cervoise de pneumatique, cinq mois
depuis le décès
de son père, le Comte Kroup, cinq mois depuis que son ami de
toutes les
beuveries, le fidèle Bufaide — paix à son âme, le
gel de la plaine lémanique a
eu raison de lui — l'a pris au mot, provoqué, enjoint de tenir
enfin ce serment
que de père en fils, rituellement, à chaque
décès, chaque nouveau Comte d'Olten
prononce et ne tient pas: Découvrir le secret du Talisman
Circulaire.
Rencontrée au détour d'un des méandres du
périple, la fée
Viviane a orienté Enghar sur Lozane. Elle lui a offert un habit
mystérieux à
revêtir impérativement avant de pénétrer
dans la ville.
De l'étui en latex qui pend précieusement autour de
son cou,
Enghar sort son talisman, un disque irisé, percé en son
centre et dont la
surface argentique renvoie les images. Il s'y regarde: avec ses longs
cheveux
roux et sa barbe de même couleur, tous deux noués en
catogans, il a fière
allure. La tunique magique est taillée presque d'une
pièce dans du mylar argenté,
très fin, juste rapiécé de-ci de-là de
coupons ornementés d'écritures rouges
"CHIPS ZWEIFEL".
— À nous deux Lozane!
Aucune herse ne ferme la muraille. Un simple sas en forme de
S a été aménagé dans la masse des
carcasses. Juste au-dessus de l'ouverture, en
enseigne rouillée mais entretenue, un texte peint: "Vous qui
entrez ici,
laissez toute espérance", avec dessous, plus ancienne,
apparaissant en
repentir, un bout d'écriture: "jumelée av…", et un
symbole à moitié
effacé, une sorte d'hélice à trois pales inscrite
dans un cercle jaune. Dans
l'épaisseur du sas, sous la paroi, Enghar remarque une
tranchée incandescente
d'où rayonne une chaleur à lui totalement inconnue qui se
reflète sur son étonnant
habit.
Si Enghar a chaud, il n'a pas froid aux yeux. Il entre dans
la ville.
Ici ce n'est pas le décor qui est à couper le
souffle (de
vieux murs en moellons ou en béton, partiellement
vitrifiés, aux teintes
d'algues ou d'agates obscures), ce sont les gens. Dans leur forme, leur
couleur
et leur transparence même, ils ont l'air de galets usés
par les vagues. Les
visages sont ovales, aplatis, mous et doux, les corps dépourvus
d'angles et de
saillies. Ils sont peu vêtus, des tuniques courtes et
légères, en PVC, décorées
de textes abscons, "ORDURES MENAGÈRES", "COMPOST",
"TAXES MUNICIPALES". Les habits les plus élégants sont
roses avec
"PILES USAGÉES" écrit en vert. Personne n'a de cheveux,
les crânes
sont oblongs, pas de sourcils, pas de cils, des paupières
translucides, des
iris orangeâtres. Aux yeux d'Enghar tout ce monde de chauves
évanescents est
laid et inquiétant.
Quelques enfants viennent s'agglutiner autour de lui, ils se
moquent et le plaisantent. L'un d'eux, resté à
l'écart, l'observe et lui fait
signe. Enghar se dégage du groupe et s'approche.
Tout de go le môme désigne la subtile armure du jeune
comte
et dit d'un air entendu:
— Toi, tu ne vas pas mourir. Ton truc te protège.
Puis il le toise avec une assurance insolente mais
dépourvue
d'hostilité:
— Tu veux un guide?
Sans attendre il ajoute:
— Tu cherches quoi?Enghar hésite, se penche à
l'oreille du gamin et lui murmure
sur un ton mystérieux:
— Je suis à la recherche de Calvine le Nain.
Dans cette folle entreprise Enghar s'attendait à rencontrer
tous les dangers et les monstres qui depuis des
générations peuplaient
l'imaginaire des Comtes et les dissuadaient d'entreprendre une
quête pareille.
Mais finalement c'est le froid, les glaces et la soif qui ont eu raison
de son
escorte. Ce matin, en arrivant seul face à la ville maudite,
Enghar croyait
encore que toutes les difficultés s'y concentreraient. Or il
n'en paraît rien,
l'enfant albinos s'exclame en riant:
— Calvine? No problemo!
Il esquisse une courbette:
— Si monsieur veut bien suivre Timpiègle!
Au bout d'une raide montée, Enghar et son guide atteignent
une place plutôt dégagée. En son centre, une haute
tour terminée en pointe. À
côté, deux vastes constructions lacunaires, à ciel
ouvert. Au-dessus de grosses
cariatides nues, des cadrans pétrifiés et des lettres en
bas relief: BCV sur un
bâtiment, PTT sur l'autre. À l'intérieur de
celui-ci, de guingois et dépassant
aux extrémités, une vaste carlingue.
Timpiegle fait son travail de cicérone:
— Le Bar du DC9, son eau-de-vie de caoutchouc fameuse à la
ronde!
Entre les deux établissements, un très long escalier
en fer
à la belle couleur uniforme de rouille s'enfonce dans les
entrailles de la
terre.
— Par ici, s'il vous plaît!
Au lieu de s'épaissir, l'obscurité laisse place
à une lueur
blanchâtre diffusée par d'étranges tubes
scintillants. Les visiteurs débouchent
sur un double boyau parcouru par deux poutrelles métalliques
enfouies dans une
tranchée. Les parois sont recouvertes d'étagères
récentes, formées de très
petites alvéoles étroites. Elles contiennent des milliers
de talismans, tous
identiques à celui du jeune comte, format, couleur,
matière. Enghar songe à ses
pères qui ont eu la sagesse de garder intact leur rêve!
L'enfant appelle, l'écho répercute son cri:
— Calvine!
Une silhouette se détache d'un couloir, celle d'un homme
immense, très mince, enfermé dans un long manteau noir en
vrai tissu, portant
une capuche de même étoffe, et une barbichette postiche
qui lui prolonge le
menton.
Enghar, décontenancé sur l'étiquette à
suivre, amorce une
brève révérence:
— Je suis Enghar, fils de Kroup. Depuis cinq mois je
parcours le monde pour connaître le secret du Talisman des Comtes
d'Olten.
Avec un reste de cérémonie Enghar glisse sa main
contre son
torse, en tire le disque mystérieux et le tend à Calvine
le Nain.
— Ah, tu as un CD, dit le savant avec nonchalance et un
geste flou vers les rayonnages.
— Un CD? Je croyais mon talisman unique au monde.
Enghar est dépité. Calvine le réconforte:
— Allez, Petit Comte, c'est son contenu qui sera sans doute
unique. Suis-moi!
La galerie aboutit dans une vaste salle voûtée,
récemment
passée à la chaux à l'exception d'une longue
mosaïque en carrelage bleu et
blanc en assez bon état. Enghar y lit: "LAUSANNE" — sans doute
une
ancienne orthographe de la ville — précédé d'un
mot inconnu: "SWISSMETRO".
À part la tranchée qui se prolonge, tout l'espace est
occupé par des pupitres
métalliques, disposés selon un quadrillage parfait.
Chacun est éclairé par une
sorte de bol en verre accroché à une assiette suspendue
à un fil qui descend du
plafond. La lumière est plus jaune, plus vacillante que celle du
tunnel et
semble émaner de vers luisants rougeâtres.
— Tu as dû apercevoir notre pile en entrant dans la ville.
C'est elle qui fait notre réputation, dit Calvine en constatant
l'étonnement de
son hôte. Elle alimente ces lampes. C'est de
l'électricité. Puis, désignant la
combinaison en mylar d'Enghar, il ajoute: Viviane a été
de bon conseil, pour
quelques heures, ça devrait t'assurer une protection suffisante.
Une centaine de
jeunes filles et jeunes gens travaillent en silence — avec le temps
Enghar
pourrait les trouver beaux malgré leur air de galet et leur
pâleur. Même s'ils
ne portent pas de barbe postiche, tous ressemblent étonnamment
à Calvine. Les
jeunes filles ont les yeux plus fins, les lèvres plus charnues,
et leur
poitrine bombe les longues chasubles blanches — à nouveau de
l'étoffe véritable
qu'Enghar aimerait bien toucher.
Soudain respectueux de la quiétude de l'endroit, que peuple
uniquement un cliquetis répété, Timpiègle
explique à voix basse:
— Ce sont les croisés, des clones.
Il pointe au bas des robes une petite croix rouge incrustée
au-dessus d'un terme mystérieux "CHUV" et d'une devise:
"Propriété de l'Hôpital".
À chaque table un jeune croisé est penché sur
un disque
semblable au talisman d'Enghar. D'une main il le fait tourner sous un
dispositif étrange, une sorte de bobine du cuivre
précédée par un point
lumineux rouge et prolongée par une flèche
métallique. La flèche s'agite selon
un rythme imprévisible. La main libre inscrit sur du papier une
succession de
bâtons et de ronds, qu'elle barre tous les huit signes et
remplace par une
lettre.
Calvine tient entre ses doigts le talisman d'Enghar. Il
montre à sa surface les vestiges d'une inscription manuscrite:
— Quelqu'un y a écrit un nom de répertoire.
D:\EMC2\… le
reste manque. C'est peut-être un nom fantaisiste, mais ça
ressemble aussi à une
très vieille formule, qui parle d'énergie, de masse, de
lumière et de temps.
Il passe le disque à une jeune croisée puis se
retourne vers
ses hôtes:
— Cette nonnette va traduire le contenu probablement unique
— il insiste sur unique — de ton disque.
Ensuite il se lance dans une longue explication que Tim
semble parfaitement assimiler mais qui reste très obscure pour
le jeune comte
étonné. Il rappelle que tous les ordinateurs ont disparu
depuis longtemps,
qu'il ne subsiste aucun écran. Or tous les documents des temps
anciens ont été
gravés à la surface de ces disques, sur le talisman
d'Enghar comme sur tous
ceux qu'il a pu voir dans le tunnel. Les caractères y sont
enregistrés sous
forme de petites cuvettes que l'appareillage rudimentaire mis au point
ici
réussit à traduire en une succession de uns et de
zéros. Chaque groupe de huit
signes correspond à une lettre du bon vieil alphabet latin.
— Un alphabet qui existait déjà 2500 ans avant
l'ère du
Grand Satan, conclut Calvine. La seule façon de sauver le
patrimoine culturel
mondial est de retranscrire sur papier tout le code contenu dans les
CD.
Pendant que la jeune fille achève la traduction du Talisman
des Comtes d'Olten, Calvine leur fait visiter le tronçon de
galerie qui repart
de la salle. C'est là que sont entreposés les manuscrits
tout frais qui bientôt
conserveront toute la mémoire du monde.
— Toute la mémoire du monde, répète
sentencieusement le
vieux sage.
La nonnette a fini son travail. Elle cède sa place à
Calvine
qui se penche sur les quelques feuillets de papier et leur gracieuse
écriture
cursive. Timpiègle et Enghar l'entourent dans une attente
anxieuse. L'instant
est solennel.
Le savant s'éclaircit la voix:
— Le fichier est daté de 2003, soit 49 de notre ère.
D'une voix posée et profonde il lit:
— Le 15 mars 2049 après Bush Junior, Enghar met pied
à terre
devant les murailles de Lozane. Il s'assied sur un rocher aux confins
des
glaces et laisse choir son VTT: la roue cliquette, la graisse tarde
à se figer,
un dernier éclat de chrome s'envole abandonnant le châssis
à la rouille…
***
* Dans la version papier du récit,
une erreur imputable au chroniqueur situe l'action fautivement en
2049 ap. B.-J.
©Olivier
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V:06.04.2007
(25.04.03)