Olivier Sillig

Lozane 239 ou le Talisman périodique
Nouvelle publiée dans Écrire au futur antérieur


Le 15 mars 2049* ap. B.-J., Enghar met pied à terre devant les murailles de Lozane. Il s'assied sur un rocher aux confins des glaces et laisse choir son VTT: la roue cliquette, la graisse tarde à se figer, un dernier éclat de chrome s'envole abandonnant le châssis à la rouille. Il est dix heures, c'est l'aube, le jour sera bientôt suffisant pour voir jusqu'au lointain.
Lozane — Lozane 239, le nom même fait frémir — cette cité dont aucun étranger n'est censé ressortir vivant, dresse juste là ses remparts, fantastiques empilements de carcasses de véhicules vitrifiés entassées les unes sur les autres. Ici, même la glace n'ose pas affronter la ville; elle s'arrête à plusieurs dizaines de mètres des murailles, laissant un vaste cercle de sol nu et désert.
Pour Enghar ce fut cinq mois d'errance. Un périple aussi absurde qu'hésitant avec l'escorte qui se délite. Cinq mois pour se repentir des effets méphitiques de la cervoise de pneumatique, cinq mois depuis le décès de son père, le Comte Kroup, cinq mois depuis que son ami de toutes les beuveries, le fidèle Bufaide — paix à son âme, le gel de la plaine lémanique a eu raison de lui — l'a pris au mot, provoqué, enjoint de tenir enfin ce serment que de père en fils, rituellement, à chaque décès, chaque nouveau Comte d'Olten prononce et ne tient pas: Découvrir le secret du Talisman Circulaire.
Rencontrée au détour d'un des méandres du périple, la fée Viviane a orienté Enghar sur Lozane. Elle lui a offert un habit mystérieux à revêtir impérativement avant de pénétrer dans la ville.
De l'étui en latex qui pend précieusement autour de son cou, Enghar sort son talisman, un disque irisé, percé en son centre et dont la surface argentique renvoie les images. Il s'y regarde: avec ses longs cheveux roux et sa barbe de même couleur, tous deux noués en catogans, il a fière allure. La tunique magique est taillée presque d'une pièce dans du mylar argenté, très fin, juste rapiécé de-ci de-là de coupons ornementés d'écritures rouges "CHIPS ZWEIFEL".
— À nous deux Lozane!
Aucune herse ne ferme la muraille. Un simple sas en forme de S a été aménagé dans la masse des carcasses. Juste au-dessus de l'ouverture, en enseigne rouillée mais entretenue, un texte peint: "Vous qui entrez ici, laissez toute espérance", avec dessous, plus ancienne, apparaissant en repentir, un bout d'écriture: "jumelée av…", et un symbole à moitié effacé, une sorte d'hélice à trois pales inscrite dans un cercle jaune. Dans l'épaisseur du sas, sous la paroi, Enghar remarque une tranchée incandescente d'où rayonne une chaleur à lui totalement inconnue qui se reflète sur son étonnant habit.
Si Enghar a chaud, il n'a pas froid aux yeux. Il entre dans la ville.
Ici ce n'est pas le décor qui est à couper le souffle (de vieux murs en moellons ou en béton, partiellement vitrifiés, aux teintes d'algues ou d'agates obscures), ce sont les gens. Dans leur forme, leur couleur et leur transparence même, ils ont l'air de galets usés par les vagues. Les visages sont ovales, aplatis, mous et doux, les corps dépourvus d'angles et de saillies. Ils sont peu vêtus, des tuniques courtes et légères, en PVC, décorées de textes abscons, "ORDURES MENAGÈRES", "COMPOST", "TAXES MUNICIPALES". Les habits les plus élégants sont roses avec "PILES USAGÉES" écrit en vert. Personne n'a de cheveux, les crânes sont oblongs, pas de sourcils, pas de cils, des paupières translucides, des iris orangeâtres. Aux yeux d'Enghar tout ce monde de chauves évanescents est laid et inquiétant.
Quelques enfants viennent s'agglutiner autour de lui, ils se moquent et le plaisantent. L'un d'eux, resté à l'écart, l'observe et lui fait signe. Enghar se dégage du groupe et s'approche.
Tout de go le môme désigne la subtile armure du jeune comte et dit d'un air entendu:
— Toi, tu ne vas pas mourir. Ton truc te protège.
Puis il le toise avec une assurance insolente mais dépourvue d'hostilité:
— Tu veux un guide?
Sans attendre il ajoute:
— Tu cherches quoi?Enghar hésite, se penche à l'oreille du gamin et lui murmure sur un ton mystérieux:
— Je suis à la recherche de Calvine le Nain.
Dans cette folle entreprise Enghar s'attendait à rencontrer tous les dangers et les monstres qui depuis des générations peuplaient l'imaginaire des Comtes et les dissuadaient d'entreprendre une quête pareille. Mais finalement c'est le froid, les glaces et la soif qui ont eu raison de son escorte. Ce matin, en arrivant seul face à la ville maudite, Enghar croyait encore que toutes les difficultés s'y concentreraient. Or il n'en paraît rien, l'enfant albinos s'exclame en riant:
— Calvine? No problemo!
Il esquisse une courbette:
— Si monsieur veut bien suivre Timpiègle!
Au bout d'une raide montée, Enghar et son guide atteignent une place plutôt dégagée. En son centre, une haute tour terminée en pointe. À côté, deux vastes constructions lacunaires, à ciel ouvert. Au-dessus de grosses cariatides nues, des cadrans pétrifiés et des lettres en bas relief: BCV sur un bâtiment, PTT sur l'autre. À l'intérieur de celui-ci, de guingois et dépassant aux extrémités, une vaste carlingue.
Timpiegle fait son travail de cicérone:
— Le Bar du DC9, son eau-de-vie de caoutchouc fameuse à la ronde!
Entre les deux établissements, un très long escalier en fer à la belle couleur uniforme de rouille s'enfonce dans les entrailles de la terre.
— Par ici, s'il vous plaît!
Au lieu de s'épaissir, l'obscurité laisse place à une lueur blanchâtre diffusée par d'étranges tubes scintillants. Les visiteurs débouchent sur un double boyau parcouru par deux poutrelles métalliques enfouies dans une tranchée. Les parois sont recouvertes d'étagères récentes, formées de très petites alvéoles étroites. Elles contiennent des milliers de talismans, tous identiques à celui du jeune comte, format, couleur, matière. Enghar songe à ses pères qui ont eu la sagesse de garder intact leur rêve!
L'enfant appelle, l'écho répercute son cri:
— Calvine!
Une silhouette se détache d'un couloir, celle d'un homme immense, très mince, enfermé dans un long manteau noir en vrai tissu, portant une capuche de même étoffe, et une barbichette postiche qui lui prolonge le menton.
Enghar, décontenancé sur l'étiquette à suivre, amorce une brève révérence:
— Je suis Enghar, fils de Kroup. Depuis cinq mois je parcours le monde pour connaître le secret du Talisman des Comtes d'Olten.
Avec un reste de cérémonie Enghar glisse sa main contre son torse, en tire le disque mystérieux et le tend à Calvine le Nain.
— Ah, tu as un CD, dit le savant avec nonchalance et un geste flou vers les rayonnages.
— Un CD? Je croyais mon talisman unique au monde.
Enghar est dépité. Calvine le réconforte:
— Allez, Petit Comte, c'est son contenu qui sera sans doute unique. Suis-moi!
La galerie aboutit dans une vaste salle voûtée, récemment passée à la chaux à l'exception d'une longue mosaïque en carrelage bleu et blanc en assez bon état. Enghar y lit: "LAUSANNE" — sans doute une ancienne orthographe de la ville — précédé d'un mot inconnu: "SWISSMETRO". À part la tranchée qui se prolonge, tout l'espace est occupé par des pupitres métalliques, disposés selon un quadrillage parfait. Chacun est éclairé par une sorte de bol en verre accroché à une assiette suspendue à un fil qui descend du plafond. La lumière est plus jaune, plus vacillante que celle du tunnel et semble émaner de vers luisants rougeâtres.
— Tu as dû apercevoir notre pile en entrant dans la ville. C'est elle qui fait notre réputation, dit Calvine en constatant l'étonnement de son hôte. Elle alimente ces lampes. C'est de l'électricité. Puis, désignant la combinaison en mylar d'Enghar, il ajoute: Viviane a été de bon conseil, pour quelques heures, ça devrait t'assurer une protection suffisante.
 Une centaine de jeunes filles et jeunes gens travaillent en silence — avec le temps Enghar pourrait les trouver beaux malgré leur air de galet et leur pâleur. Même s'ils ne portent pas de barbe postiche, tous ressemblent étonnamment à Calvine. Les jeunes filles ont les yeux plus fins, les lèvres plus charnues, et leur poitrine bombe les longues chasubles blanches — à nouveau de l'étoffe véritable qu'Enghar aimerait bien toucher.
Soudain respectueux de la quiétude de l'endroit, que peuple uniquement un cliquetis répété, Timpiègle explique à voix basse:
— Ce sont les croisés, des clones.
Il pointe au bas des robes une petite croix rouge incrustée au-dessus d'un terme mystérieux "CHUV" et d'une devise: "Propriété de l'Hôpital".
À chaque table un jeune croisé est penché sur un disque semblable au talisman d'Enghar. D'une main il le fait tourner sous un dispositif étrange, une sorte de bobine du cuivre précédée par un point lumineux rouge et prolongée par une flèche métallique. La flèche s'agite selon un rythme imprévisible. La main libre inscrit sur du papier une succession de bâtons et de ronds, qu'elle barre tous les huit signes et remplace par une lettre.
Calvine tient entre ses doigts le talisman d'Enghar. Il montre à sa surface les vestiges d'une inscription manuscrite:
— Quelqu'un y a écrit un nom de répertoire. D:\EMC2\… le reste manque. C'est peut-être un nom fantaisiste, mais ça ressemble aussi à une très vieille formule, qui parle d'énergie, de masse, de lumière et de temps.
Il passe le disque à une jeune croisée puis se retourne vers ses hôtes:
— Cette nonnette va traduire le contenu probablement unique — il insiste sur unique — de ton disque.
Ensuite il se lance dans une longue explication que Tim semble parfaitement assimiler mais qui reste très obscure pour le jeune comte étonné. Il rappelle que tous les ordinateurs ont disparu depuis longtemps, qu'il ne subsiste aucun écran. Or tous les documents des temps anciens ont été gravés à la surface de ces disques, sur le talisman d'Enghar comme sur tous ceux qu'il a pu voir dans le tunnel. Les caractères y sont enregistrés sous forme de petites cuvettes que l'appareillage rudimentaire mis au point ici réussit à traduire en une succession de uns et de zéros. Chaque groupe de huit signes correspond à une lettre du bon vieil alphabet latin.
— Un alphabet qui existait déjà 2500 ans avant l'ère du Grand Satan, conclut Calvine. La seule façon de sauver le patrimoine culturel mondial est de retranscrire sur papier tout le code contenu dans les CD.
Pendant que la jeune fille achève la traduction du Talisman des Comtes d'Olten, Calvine leur fait visiter le tronçon de galerie qui repart de la salle. C'est là que sont entreposés les manuscrits tout frais qui bientôt conserveront toute la mémoire du monde.
— Toute la mémoire du monde, répète sentencieusement le vieux sage.
La nonnette a fini son travail. Elle cède sa place à Calvine qui se penche sur les quelques feuillets de papier et leur gracieuse écriture cursive. Timpiègle et Enghar l'entourent dans une attente anxieuse. L'instant est solennel.
Le savant s'éclaircit la voix:
— Le fichier est daté de 2003, soit 49 de notre ère.
D'une voix posée et profonde il lit:
— Le 15 mars 2049 après Bush Junior, Enghar met pied à terre devant les murailles de Lozane. Il s'assied sur un rocher aux confins des glaces et laisse choir son VTT: la roue cliquette, la graisse tarde à se figer, un dernier éclat de chrome s'envole abandonnant le châssis à la rouille…
***

* Dans la version papier du récit, une  erreur imputable au chroniqueur situe l'action fautivement en 2049 ap. B.-J.

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V:06.04.2007 (25.04.03)