© O.Sillig / 1978, technique mixte                                                                                         

  O.Sillig / 1978, technique mixteOlivier Sillig

    Quelques pas dans la glaise

J'avais posé mon vaisseau au pied de la falaise, l'éclatant soleil du matin m’avait révélé un espace dégagé qui dominait la forêt. Peu avant, j'avais aperçu de la neige et des glaciers qui se perdaient bas dans une taïga herbeuse parsemée de buissons et d'arbustes rares, ue l'avais survolée à quelques centaines de mètres seulement, avant de repérer l'aire où je m'étais enfin posé.

Mes appareils de mesure extérieurs indiquaient une température suffisamment douce pour que je puisse sortir rien qu’avec ma combinaison blanche en coton greffé, mon casque relais et mon décodeur-traducteur. J'emmenais aussi une arme. Pour l'instant, je n’avais repéré aucun être vivant, que des rennes et un ours.

Dehors, après cet instant d'étourdissement confus que constitue toujours la reprise de contact avec le sol, surtout en terre inconnue, je retrouvais avec plaisir une délicieuse chaleur. Une cuvette dans la dalle de roche offrait une eau limpide et accueillante. Je ne résistai pas à l'envie, j'ôtai ma combinaison, heureux de me retrouver libre et nu. J'allais entrer dans l'eau, quand soudain – je n'avais pourtant discerné aucun bruit – juste là, de l'autre côté de la flaque, je découvris un jeune garçon. Il était nu lui aussi. Il me fixait et s'avançait résolument vers moi, en contournant le petit lac. Il ne devait pas avoir plus de onze ou douze ans, il était même très petit. Sa peau était foncée, bistre. Sa tête était particulièrement allongée sur l’arrière, ses cheveux coiffés, tirés en cordon, longs, sur la nuque; ils avaient dû être graissés. Sans marquer d’hésitation, il est venu tout près de moi et il a pris ma main gauche dans la sienne pour que je parte avec lui.

Sa confiance était contagieuse. Je ne voulais manifester aucune méfiance, ça n'était qu'un enfant. Je sentis qu'il convenait de rester nu moi aussi, mais je souhaitais tout de même prendre mon traducteur. Je me dégageai de sa petite main et je lui fis signe d'attendre. Je me baissai pour prendre mon décodeur. Aussitôt l’enfant s'enfuit et disparut. J'ai tout de suite reposé mon appareil et je suis resté, en espérant qu’il revienne. Après un long moment, et une approche plus craintive, il est venu me rechercher. Il m'a alors entraîné vers la falaise, jusqu'à une faille qui s'ouvrait, noire, dans la blancheur lumineuse de la pierre.

Très vite l'obscurité devint totale, mais l'enfant continua, me tirant toujours par la main, suffisamment lentement pour me laisser assurer mes pas. D'abord j’ai pensé qu'il pouvait voir dans la nuit, puis j'ai compris qu'il connaissait sa route par cœur. À un moment, il a tiré sur mon bras et sur mes épaules. J’ai senti sa main libre sur ma tête, il fallait que je me baisse, le plafond de la galerie étant sans aucun doute plus bas. Nous avons continué longtemps, dans la nuit et le silence interrompu quelquefois par le clapotement des nos pieds dans la boue humide.

Passé un coude, j'ai aperçu une lueur et nous sommes arrivés, mon guide et moi, dans salle éclairée par des lampes à huiles. Actuellement je me souviens aussi des concrétions de roche, les stalactites et les stalagmites mais, sur le moment, ce fut bien évidemment la présence des gens qui retint mon attention et aviva ma curiosité. Pour la plupart c'étaient des adultes, accroupis sur leurs talons le long de la paroi, comme en attente de quelque chose. Ils avaient tous les cheveux longs, ils étaient nus, aussi bien les femmes, avec leurs maigres mamelles qui pendaient sur leur ventre, que les hommes. Ils levèrent un instant la tête à notre passage, sans rien dire, pour retomber immédiatement leur torpeur patiente, un peu comme des gens dans la salle d’attente d’un d'hôpital.  D'autorité, l'enfant prit une lampe des mains d'un des hommes.

Désormais éclairé par la petite flamme vacillante, nous avons continué notre progression. Nous avons traversé plusieurs salles, vraisemblablement très grandes, car la lumière, quand elle n'était pas reflétée par quelques monumentales stalagmites, se perdait dans l'obscurité, aussi bien sur les côtés que vers la voûte. Et l'écho léger de nos pas se répétait plusieurs fois.

Après un autre rétrécissement, nous avons débouché dans une salle éclairée et par des lampes et par des torches. Nous étions arrivés.

Des vieillards, hommes et femmes, accroupis, formaient un arc de cercle vers la paroi. En son centre, un enfant était tourné contre le mur. Un peu plus grand que mon guide, il promenait étrangement ses mains sur la pierre verticale de la grotte, en de grands gestes précis et décidés. À côté de dessin d'un premier cheval, j’en voyais apparaître un deuxième. Sa naissance, en noir sur l'ocre du mur, se faisait d'une manière rapide, extrêmement maîtrisée et gracieuse. Deux chevaux, bien posés, immobiles mais légers et fougueux, malgré leur corps énorme, leur tête minuscules, leurs pattes si fines et si courtes.

En se baissant vers une outre, l'enfant présenta son profil qui se détachait sur le fond éclairé. A sa poitrine naissante, je vis alors qu'il s'agissait d'une jeune fille, déjà adolescente. J'avais d'abord été trompé par sa petite taille, pourtant à l'échelle des autres, ceux qui étaient accroupis, les vieillards, et mon guide.

L’assistance regardait l’adolescente avec un respect religieux.

D’abord, en la voyant boire à l’outre, j’ai pensé qu’elle avait soif, mais elle gardait ses joues pleines. Elle appliqua ses mains côte à côte contre la paroi et cracha. L'encre jaillissante – son liquide était noir – marqua la paroi dans le petit espace laissé entre ses deux mains. Ainsi naquit la crinière des chevaux, puis leur robe faite de taches noires. Dans le silence que ponctuait sa bouche soufflant contre la muraille, la jeune fille ajouta sur le côté, deux fois, la silhouette masquée en clair de ses mains. C’était comme si elle apposait sa signature.

Puis, lentement, elle se retourna vers les autres. Excepté mon guide et moi, tous baissèrent la tête. Mon guide me fit avancer d'un pas. Je m'attendais à une sorte de présentation. La jeune fille me regarda, longtemps, lentement, me dévisageant de la tête aux pieds, et des pieds à la tête, tournant plusieurs fois autour de moi. Enfin, elle se baissa, ramassa ses calebasses et se dirigea vers l'obscurité nouvelle, plus loin dans le cœur de la montagne. Tous se levèrent et la suivirent.

Les torches nous révélèrent une autre salle avec une paroi d'abord ocre puis rouge, presque brune. La jeune fille s'approcha du mur, à un endroit qui semblait lui convenir. Elle parcourut la pierre avec ses mains, la tâtant, un peu comme un médecin palpe un ventre lors d’un examen de contrôle. Elle avait déposé ses calebasses à ses pieds, elle y plongea son index. En quelques minutes un nouveau dessin était réalisé, un contour, celui, aminci, élancé, d'un homme. Sans aucun doute possible, cet homme, c’était moi. Pourtant, jamais elle ne s’était retournée pour m’observer encore.

Puis, cette fois sans un regard en arrière pour juger son œuvre, elle est venue vers moi et elle a posé son doigt sur mes côtes, pour les montrer à mon guide. Il a pris une lampe et il est reparti par où nous étions venus.

En attendant son retour, la jeune peintre s'est accroupie. J’ai fait de même, non que cette position me fut naturelle ou confortable, mais pour me conformer à leur façon de faire. Et aussi, afin de mieux observer le visage de la jeune fille. Comme les autres, elle ne regardait que le sol.

Après un temps relativement long, le garçon revint porteur d’un autre récipient qu'il tendit à la jeune fille. Elle reprit son travail, cette fois avec toute sa main. Elle remplit de blanc l'intérieur de la silhouette, du blanc, comme l'homme blanc que j'étais et qui avait dû étonner mon guide, plus que mon vaisseau spatial, à ce qu’il en avait laissé paraître.

La jeune fille avait terminé. Elle le fit comprendre par un geste. L’enfant repris ma main et me fit faire demi-tour. En sens inverse, nous avons refait le chemin emprunté pour venir, il me sembla nettement plus court.

Dehors, nous nous sommes arrêtés un instant, tous les deux éblouis par la lumière. Maintenant la falaise était dans l'ombre, une ombre qui s'allongeait presque jusqu'à mon véhicukle.

L'enfant me ramena exactement là où il m'avait trouvé, vers la piscine naturelle et ma combinaison. Il lâcha ma main et me fit un petit signe insolite de la tête. Il prenait congé de moi.

Je répondis à son salut que j’accompagnai de quelques mots :

— Bonne chance. Merci.

En entendant ma voix, il exprima une grande surprise, apparemment effrayée, qui me retint de parler encore. Il repartit, je le vis disparaître au-delà- de dalle de pierre, d'où ce matin il était apparu.

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