© O.Sillig 1988 / crayon                                                                                               

  O.Sillig / 1988 crayonOlivier Sillig

L'Étang

Nouvelle pour "Le Corps flottant", recueil en devenir.

 À mi-octobre, à cette altitude, la température tombe soudain, l’air refroidi, l’eau reste chaude et le lac fume. Au crépuscule, la voiture de Jean tombe en panne. Il est à trois kilomètres du village de son enfance. Il se rappelle alors le sentier qui traversait leur aire de jeu. Il l’emprunte en chantonnant. Une rengaine sicilienne. Elle évoque des roseaux qui se mettent à parler. Parallèlement, il se souvent d’un petit cousin qui s’était perdu et qu’ils avaient retrouvé grâce à ses pleurs. Il s'arrête un instant, reprend, s'arrête à nouveau. Echo à sa chanson, il entend les roseaux, comme si maintenant c’était eux qui pleuraient. Le lac fume toujours, le bleu s'épaissit un peu. Jean ferme sa veste, il frissonne, il s'arrête. Un vol de canards, des appels de poules d'eau. Une caresse. Et des pleurs, très faibles, sans révoltes, complaisants. Des pleurs d'enfant, un enfant très jeune, plus jeune encore que le petit cousin, presque un bébé. Jean allume une cigarette, et le temps qu'il l'allume, les pleures cessent. Paquet froissé, frottement de souffre, Jean reste fidèle aux allumettes, crépitement de la braise qui attaque le papier et le tabac secs. Risée. Puis les pleurs. Comme un appel. Devant lui, dans l'eau. Ou dans les roseaux, mais les roseaux restent trop proches. Jean avance, avance encore, un pas, les pleurs cessent. Tout à coup Jean fait demi-tour. Mais il s'arrête. Et si c'était vraiment des pleurs? En réponse, cela reprend. Jean revient à son point de départ, là où il avait allumé sa cigarette. Le lac fume de plus en plus, avec ses colonnes distinctes qui s'élèvent presque droite, et s'immobilisent, gelées, puis recommencent. Elles forment un ensemble, une chorégraphie. Jean se refuse à croire que la plainte vient de là, de la colonne de vapeur la plus proche, ou d'ailleurs. Faut dire que c'est un son qu'on entend et qu'on n'entend pas, alterné, à cause de la concentration, du vent ou de la fatigue. Tout à coup les colonnes cessent de monter vers le ciel perdu, comme si un huissier de théâtre venait de couper les fils de ses marionnettes. Maintenant la vapeur dessine des cheveux inventifs. Comme la cigarette que Jean vient de rallumer. Dans l'eau, dans la colonne, libre jusqu'à la taille, il y a une jeune fille, une très jeune jeune fille. Non, il n'y a rien, ce n'est que le vent, la vapeur et la nuit. Pas de jeune fille immobile, nue, les seins à peine en bouton, les cheveux verts, couleurs de vapeur. Non, il n'y a pas de jeune fille qui pleure. Qui pleure, pas qui appelle. Elle n'appelle pas, ni Jean ni personne. Elle tourne la tête puis revient sur Jean. Ses cheveux se dénouent et reprennent un instant le mouvement ascendant. Elle ne pleure plus. Sa chair quitte le vert pour se teinter légèrement d'une carnation rosée. Jean abandonne le sentier, fait un pas, la terre est encore ferme. Les pleurs reprennent. Jean s'arrête, les pleurs s'arrêtent. Jean fait un autre pas, écoute, les pleurs reprennent. Un appel? Une musique. Jean ne supporte plus le silence. La terre est meuble, ses pas font des bruits de ventouse qui étouffent le reste. Jean a de bonnes chaussures, mais des chaussures de ville. L'eau est douce et chaude. Les autres souches de vapeurs sont désertes. Au loin, une vache. Plus de voitures, les gens sont rentrés chez eux, ils mangent. Une nouvelle fois Jean fait demi-tour, et un pas, les pleurs ne reprennent pas, personne ne le retient, il peut partir, tant pis pour lui. Non, il se retourne encore, avance, entend les pleurs. La voix. La jeune fille est là,  elle danse et, dans sa danse, elle semble s'élever sur l'eau. Elle n'est pas nue mais drapée jusqu'à la taille dans un tissu plissé, couleur de l'eau, de ses cheveux et de la brume, légèrement plus clair que la nuit qui s'installe. Par moment il a l'impression que la créature s'éloigne, d'autre qu'elle approche. Peut-être danse-t-elle sur un cercle? Jean a remonté ses pantalons mais ils sont retombés et l'eau est trop haute. L'eau est chaude, l'air est froid. Jean avance, il avance, il avance. Il a maintenant de l'eau à la taille, la chair de poule aux épaules, la poitrine et la nuque. Les colonnes gagnent le centre de l'étang, sans doute encore plus chaud. La jeune danseuse les a suivies. La nuit est complète, il fait trop sombre pour voir encore. Jean glisse sa tête sous l'eau, il entend les pleurs comme le chant des baleines, il voit danser la jeune danseuse, sous lui, sous la surface noire de l'étang. Elle danse encore. Jean n'a pas besoins de nager, les poumons pleins, il flotte. Il regroupe ses jambes sous lui, flotte et écoute.


La police locale n'est alertée que le lendemain. Le policier de service quitte le poste  en fin d'après-midi. Il trouve rapidement la voiture — Jean avait même pensé à mettre son triangle de panne. Le policier était à l'école avec Jean. Il devine que son ancien camarade a coupé par l'étang. À son tour il passe la barrière et prend le sentier déjà dans l'ombre. À son tour il se souvient du petit cousin de son copain de jeu qui s'était perdu lors d'une interminable partie de cachette. Il s'en souvient si bien que, tout à coup, il lui semble même entendre des pleurs…

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