vers les autres textes >>>

Olivier Sillig 

Secrets gigognes

Illustration: Olivier Sillig: croquis colorisé, Festival des Urbaines, Lausanne 1998  .

Homme lourd, craie grasse, académie, 1986 Ce matin j'ai revu Piotr. C'était prévu mais c'est lui qui m'a trouvé le premier. Le train m'a déposé tôt, presque avec le jour. Le givre gagnait le vitrage des voitures et envahissait le roulement. Malgré le froid je suis resté à déambuler sur un quai peu encombré. Dans le tintamarre diffus – c'est une gare importante, un nœud ferroviaire –, j'entendais surtout le battement espacé du marteau de visiteur frappant l'acier des roues, sans voir où était l'employé qui effectuait les contrôles. J'ai toujours aimé cette musique, souvenir de mes voyages d'enfant avec un père cheminot.

Piotr est arrivé derrière moi. Il a posé sa main sur mon épaule, il m'avait déjà reconnu.

— Vassili !

Il n'avait pas changé. À trente ans, nous anticipant tous, il s'était figé dans une quarantaine séduisante. Nous sommes contemporains. Maintenant j'affiche clairement mes cinquante ans, lui pas du tout.

— Vassili !

Il m'a tendu la main en me fixant droit dans les yeux avec un regard franc et lumineux. Son sourire a toujours été sensuel et viril. Ce matin, par son expression, son attitude, la décision qu'il y mettait, il me signifiait aussi qu'il se souvenait de tout, qu'il était au courant du rôle que j'avais joué, qu'il ne m'en voulait pas, qu'il comprenait. Nous savons n'être que des roues de wagons, assujetties aux roues de la locomotive, elles-mêmes actionnées par les bielles, etc.

Les instructions étaient claires : rien avant la nuit. J'avais toute la journée. Piotr était mon ami, je n'allais pas m'en priver.

Il connaissait bien la ville. Il m'a entraîné vers un établissement officieux, assez grand, en sous-sol. Ni l'un ni l'autre ne buvons de vodka, surtout à ces heures, mais il y avait un samovar de cantine. Nous sommes restés là toute la journée. Nous avons beaucoup parlé. Il m'a raconté. Sa version, sa vision des choses, ce qu'il avait compris, ce qu'il savait.

— 33, terrible hiver. 13 décembre. Quand je suis arrivé toute la gare résonnait du raclement des pelles.

En réalité c'était le 15 décembre, j'ai failli rectifier. Pour Piotr c'était le 13 décembre, parce que c'est ce jour-là que la loi a été promulguée. En trois ans il avait eu le temps d'embellir certains événements ou de noircir les faits. Il les racontait avec force détails, peut-être avec plus de relief qu'ils n'en avaient sur le moment.

Il était descendu du train l'esprit plutôt libre. Ces missions étaient déjà une routine. Et l'organisation fonctionnait. Le quai n'avait pas été déneigé, il regardait devant lui, évitant les petites mères qui tanguaient sous les ballots et les valises en carton fatigué. Après quelques mètres déjà, on l'avait interpellé :

« — Piotr ?

Toujours les prénoms, jamais les noms, jamais « camarade ».

Il avait levé les yeux. Avant qu'il ne répondît « Gustav ? », il y avait eu un très long silence. Rétrospectivement éternel – Piotr ne semblait avoir aucune gêne à me le dire. Le silence, c'était à cause du visage en face de lui. Un col relevé, les oreillettes d'une chapka abaissées encadrant juste un visage, rien qu'un visage, comme sans oreilles, sans crâne, sans tête. Si juvénile – Piotr ne s'attendait pas à cela. Une peau très blanche, diaphane derrière des taches de rousseur douces et un duvet extrêmement fin, blond comme les sourcils et une mèche de cheveux tombant sur des yeux très pâles. Le tout masqué par instants dans le halo de leurs respirations très proches. La bouche légèrement entrouverte – respiration oppressée, avait-il couru ? – très bien dessinée, des lèvres pleines mais sans couleurs. Une immobilité étonnée.

Après avoir cesser de fumer, la première cigarette provoque souvent un vertige inattendu, agréable, troublant. Pour Piotr, cela ressemblait à ça, avec une inquiétude en plus.

« — Piotr ?

Cette fois, dans l'intonation du jeune homme il y avait une requête. Il voulait savoir si tout se passait bien, si Piotr n'allait pas s'évanouir, s'il n'avait pas besoin de s'asseoir. Il y avait aussi une reconnaissance passive de cet étourdissement.

Piotr, se reprenant, avait enfin posé la question rituelle – elle servait quasi de mot de passe :

« — Gustav ?

Et malgré lui, il avait fait un grand sourire. Gustav avait acquiescé. Il avait dit que la voiture devait les prendre devant la gare. Il avait ajouté qu'elle aurait peut-être un peu de retard. À cause de toute cette neige. Pas plus que lui, Gustav ne savait que la voiture ferait défaut ce soir, Piotr en était convaincu.

La nuit était vite tombée. Piotr et Gustav se taisaient plutôt : dans ces missions on évite de parler. Ils avaient confiance : on n'allait pas tarder à venir les prendre.

Plusieurs fois Piotr avait sorti un paquet de cigarettes, il en avait offert une à Gustav. Bien qu'il eût du feu, il en demandait au jeune homme. C'est une stratégie qu'on réserve habituellement à certaines dames ; Piotr se l'expliquait ici par un côté esthète qui aurait survécu en lui. Il avait refusé que le jeune homme lui cède la boîte. Afin de l'obliger chaque fois à frotter une allumette et la protéger dans l'écran de ses mains. Elles renvoyaient la lumière vers cette peau si douce. Juste ce visage émergeant de la nuit. Leur haleine, la fumée.

La voiture n'arrivait pas. Finalement Gustav avait informé Piotr. On lui avait transmis un numéro de téléphone, au cas où. C'était curieux, les imprévus étant rarement planifiés – pour le Guépéou, ceux-ci ne devaient simplement pas exister. Piotr reste persuadé que Gustav ne savait rien – il a raison bien sûr. Gustav avait appelé. À son retour, sans rien expliquer parce qu'on ne lui avait rien expliqué, il avait annoncé que la voiture ne viendrait que le lendemain, qu'ils devaient prendre une chambre, dans un hôtel qu'on lui avait indiqué. Piotr avait souri au jeune homme à la lueur de deux nouvelles cigarettes. Avec reconnaissance, heureux d'octroyer au garçon un sursis de douze heures.

Avant de se rendre à l'adresse indiquée, ils avaient mangé un morceau sans échanger plus que quelques mots sur la nourriture, le service et la bière. Gustav avait les yeux rivés sur Piotr. Et Piotr sur lui. Tous deux s'en rendaient compte.

Conformément aux instructions, ils n'avaient pris qu'une chambre. Elle avait un lit relativement large. Ni l'un ni l'autre n'avaient de bagages. Ils s'étaient couchés, ils avaient éteint. Mais la chambre était restée éclairée du dehors, par un lampadaire dont ils entendaient le souffle. Les choses s'étaient enchaînées. Piotr n'y avait opposé aucune résistance – qui avait fait le premier pas ? il ne le savait pas – conduis par leur corps et par leur enchantement. Gustav l'avait guidé en lui. Tout de suite après, Piotr s'était endormi dans un état de bien-être – il n'avait aucune honte à me l'avouer – jamais connu jusque-là.

Plus tard Piotr s'était réveillé. Parce que le jeune homme s'était brusquement retourné sur le dos et fixait le plafond, les yeux grands ouverts – des yeux si clairs. Dehors il neigeait ; en témoignaient la lumière et les bruits étouffés, à un moment le tintement dégressif de grelots, plus tard un cliquetis de chaînes de voiture dans la ville endormie. Gustav transpirait, sa peau moite luisait, satinée. Visiblement il était mal. Il n'en était que plus beau, plus émouvant. Tout à coup il avait basculé vers Piotr, il avait attrapé ses mains et s'était accroché à elles. Il pleurait. Piotr lui avait caressé la joue. Puis le garçon l'avait repoussé et avait fixé à nouveau le plafond. Il s'était mis à parler, difficilement, avec rage, presque en crachant les mots, mais comme les crachant contre lui-même :

« — Tu sais ? La voiture ? Elle doit nous mener quelque part.

Piotr l'avait interrompu avec brusquerie :

« — On n'est pas censé parler de nos missions.

Gustav avait fait comme s'il ne l'avait pas entendu :

« — Tu le sais : on doit descendre quelqu'un. Cette fois, on m'a déjà indiqué qui. J'ai accepté.

Piotr avait cherché à interrompre le jeune homme nu, malade et beau à côté de lui en répétant :

« — On ne discute pas les missions.

Toujours sourd, Gustav avait lancé :

« — Toi ! Le type que je dois abattre, c'est toi !

Puis plus rien. Piotr ne lui avait pas expliqué que sa mission était la même, mais avec des rôles inversés qui lui semblaient plus probables. Il était simplement resté à le regarder. Jamais il ne l'avait trouvé aussi beau. Au lieu de penser à ce qui devait arriver bientôt, à peser les choses, à évaluer le danger, à décider ce que lui-même allait faire, il bandait pour ce jeune corps, pour cet amour qu'il venait de découvrir.

Gustav avait crié, sa voix était rauque et fermée :

« — Je ne le ferai pas !

Il s'était jeté dans les bras de Piotr. Il tremblait convulsivement.

Piotr l'avait repris – comme il avait appris à aimer deux heures plus tôt. Le garçon s'était violemment apaisé, puis endormi d'un bloc.

« Je ne le ferai pas » auront été les derniers mots du jeune homme. C'était vrai, il ne le ferait pas, on ne lui en laisserait pas l'occasion.

Piotr avait mis du temps à trouver le sommeil. Le plaisir passé, il avait cherché à deviner le jeu auquel se livrait le Guépéou, conscient qu'ils étaient, cette fois plus que jamais, deux pions que l'on déplace et sacrifie à volonté.

Il était au courant qu'une loi recriminalisant l'homosexualité devait être votée. Jusqu'à cette nuit il ne s'était pas senti concerné, mais il savait qu'il en était, désormais, et définitivement. Pourtant le mot lui sonnait encore étrangement à l'oreille.

Des bruits l'avaient réveillé. Il avait cru qu'il s'agissait des premiers pensionnaires de l'hôtel qui s'agitaient. Mais les bruits s'étaient précipités, la porte avait sauté et deux hommes avaient surgi dans l'encadrement. Le premier, il ne le connaissait pas. Mais le deuxième évidemment oui, c'était moi.

Lors de notre irruption dans la chambre, j'avais laissé parler mon acolyte. C'était convenu. Il avait immédiatement crié :

« — Debout !

Nus, ils s'étaient levés. Le garçon obéissait de façon somnambulique, soumise, sans réaction, peut-être soulagé de se sentir pris en main – la discipline était la seule école que lui eût jamais offerte l'organisation. Chacun fixait le pistolet qui les visait. Cela n'avait duré qu'une poignée de secondes. Les tirs avaient été simultanés. Le sang du jeune homme avait giclé très loin. Piotr aussi était tombé.

Là, dans son récit, à cette seule place, Piotr avait eu quelques secondes de doutes. Tout en restant convaincu de n'avoir jamais perdu connaissance. Le sang, le bruit, la peur, la surprise ? Il concédait un peu de tout cela.

Quand il s'était levé, il avait mon arme dans la main – je la lui avais glissée de force. D'abord son regard étonné s'était promené sur le sang. Il en coulait sur son avant-bras, un peu sur une main, une giclée éparse sur le flanc gauche. Il avait eu la curiosité d'examiner les douilles du pistolet. Ce n'étaient que des balles à blanc ! Un simulacre ! Pour lui oui, pas pour le gosse ! Dans la mort celui-ci avait perdu toute sa beauté. Sa peau s'était refermée, elle était devenue opaque. Pour la première fois Piotr avait pensé : c'est ça la mort – j'imagine qu'il songeait à la beauté envolée.

Il avait encore entendu des voix dans l'escalier – sans doute la mienne –, des ordres. Puis, avec une rapidité étonnante, la police, la police de la ville, était arrivée. Le corps de Gustav avait été emporté. Et Piotr officiellement incarcéré.

D'abord il n'avait pas compris pourquoi une des premières choses qu'on avait tenu à lui faire savoir, c'est que la loi sur les homosexuels avait été votée. Enfin, il avait fait le lien. Assez admiratif même que le Guépéou ait établi qu'il en était un, avant qu'il ne le sût lui-même. Puis il avait pensé, et encore une fois il avait raison dans ses intuitions, que c'était moi, Vassili, qui avait associé à sa personne la couleur bleue du ciel – chez nous, globuloï, bleu ciel en russe, désigne l'homosexuel.

— Venant de toi ce n'était peut-être qu'une remarque élogieuse sur la couleur de mes yeux, avait-il dit sans aucune ironie de ton.

La loi passée – elle avait été votée plus tôt que prévu – on – le Parti, le Guépéou ou plus haut ? – avait décidé que cette histoire ne méritait plus d'être montée en épingle, que le faux coupable expiatoire devenait encombrant. Pour une raison inconnue…

— Peut-être l'intervention d'un des deux tueurs ?

Je me gardai bien de répondre.

Pour une raison inconnue, dans la nuit, à la sauvette, par une porte dérobée – même les oubliettes en ont – on l'avait relâché. Pour l'utiliser contre moi à l'occasion. Piotr avait préféré disparaître. Il y avait réussi.

— Jusqu'à aujourd'hui, dit-il en guise de conclusion, en me fixant, cette fois avec une touche d'insolence jubilatoire.

Piotr est un type remarquable. Il est sans rancune et me conserve toute son amitié. Et in ora mortis. Nous avons aussi parlé de choses et d'autres. De souvenirs partagés, nos études, la guerre, la révolution. L'amitié. Pas de sexe, ni d'attirance réciproque. Il ne m'a pas demandé pourquoi j'avais désigné – comment j'avais pressenti – le bleu ciel de son homosexualité révélée.

C'est lui enfin qui a lancé un coup d'œil au soupirail de la fenêtre en sous-sol puis sur l'horloge au-dessus du samovar.

— Ça va être l'heure, je suppose ?

Il n'a pas attendu de réponse, il s'est levé. Nous avons mis nos pardessus, enfilé nos chapkas. Il s'est assuré que je le suivais. De lui-même il m'a conduit à la petite passerelle balisée qui longe la voie de chemin de fer – dans cette ville, c'est ici que se pratiquent nos exécutions.

Il a dit :

— Je passe devant.

Comme moi il marchait avec le poing droit fermé dans la poche extérieure de son manteau. Quand j'ai retiré le cran de sûreté il a entendu, il a légèrement opiné de la tête. Sans se retourner.

Malgré la nuit, les taches ont été très rouges sur la neige.

 

J'ai suivi à la lettre les derniers points du protocole. Du moins ceux qu'on m'avait transmis : je me suis présenté à la centrale.

Le camarade qui m'a arrêté m'avait autrefois servi d'ordonnance – c'est ainsi que dans ce régime on déguise le privilège d'avoir un valet. Je serai fusillé cette nuit. Le camarade m'a informé que les méthodes générales étaient modifiées, qu'on allait assister à un radical changement d'échelle.

Aujourd'hui, ils avaient récupéré Piotr ; comme moi, il était en mission, j'en ai maintenant la conviction. Mais outre son homosexualité et son esthétisme, Piotr a su préserver son indépendance d'esprit. Il a modifié l'ordonnance des consignes.

Ça n'aura fait qu'inverser l'ordre de nos exécutions.

L'ordre et leurs modalités.

Vassili V., Cellule A57, Centrale de T., le 20 janvier 1936.

***

vers les autres textes >>>


©Olivier Sillig, textes et images, tous droits de reproduction réservés.


Courriel de l'auteur: info@oliviersillig.ch
Lien avec la H-page de l'auteur: http://www.oliviersillig.ch

V EF:10.05.2014  <Master en .doc>  ( 27.01.03) C:12.2002