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Olivier Sillig 

Entre deux mers

Illustration: Olivier Sillig: croquis live en boîte, Trix, Lausanne 1998     .

Homme lourd, craie grasse, académie, 1986J'étais à Taranto, Tarente. L'Italie, tu connais pas? T'es sans doute jamais allé, petit ignorant. Tarente, c'est juste dans la cambrure de la botte. J'étais inspecteur, là-bas. Dans le secteur de la vieille ville. C'est une ville superbe. Entre la mer grande et la mer petite. Une ville superbe qui grouille de petites crapules. Petits voleurs, bandes, petit racket, un peu de drogue. Tout quoi! Tout ce qui fait notre vie, la vie quoi! Et moi, là dedans, je joue le beau mec, machiste et tout et tout. J'en jette quoi. Petit coupé Alpha, rien que ça! Je m'étais serré la ceinture pour l'acheter. Être de la police, c'est le bon coin pour trouver de bonnes occases. Même sans trop faire de combines. Dans les saisies, on est en première place pour connaître la date des enchères. Et on peut s'arranger pour ne pas faire trop de publicité sur la date des ventes. Et pour ne pas se concurrencer entre collègues. Ce petit coupé, rouge, je pouvais le laisser ouvert. Tout le monde savait que c'était la machine, la tire, la voiture de l'inspecteur Bertone, et personne n'y touchait. Toucher à la voiture privée d'un flic, c'est mauvais. C'est comme toucher à sa femme. Et ça, toutes les petites frappent le savent. Sous leur petite gueule d'ange, ils sont pas complètement cons. Donc, belle voiture.

Et… là, ça va t'amuser… Tu t'en fous?… Belle femme. Pour coller à l'inspecteur que je voulais être, ou que je croyais être, si tu veux. Bien fringué, mais à l'aise. Belle voiture et belle femme, ça va de paire. Bon, avec ma gueule, j'étais aussi un peu plus jeune, c'était il a sept ans, c'était pas trop difficile à trouver. Et puis là aussi, on a des facilités. On voit pas mal de femmes. On sait un peu ce qu'elles font. Et on peut aussi s'accommoder… c'est-à-dire prévoir des accommodations avec elles. Moi, il m'en fallait une qui aille bien avec la voiture, mon blouson, ma gueule quoi. Tu la connais ma gueule. Ça t'intéresse pas?

Il fallait qu'elle soit bien carrossée quoi, du nibard, de la fesse, pas trop de fesses. Les fesses, c'est ce que je croyais ne pas trop aimer. Toutes les deux, femme et voiture, c'était ma vitrine. Pas seulement pour la figuration. Aussi pour le respect, pour être respecté. Pour faire le flic dans la zone où j'étais, fallait être respecté. Et c'est plus facile avec une jolie voiture. Et surtout, avec une jolie bonne femme. Je te promets.

Bon! C'est plus facile de s'afficher avec une jolie bonne femme qu'avec…

Elle avait du chien, des nichons, on se montait beaucoup, on se voyait de temps en temps. Je croyais qu'elle aimait pas beaucoup la baise, ça ne me démangeait pas trop. De temps à autre quand même. Aussi pour croire que tout était correct. Pour la vitrine. Et pour moi. Sinon, j'avais confiance en elle. Elle savait aussi que, d'aller à gauche, ça pouvait lui coûter chérot. Du moins tant que je lui donnais pas la permission. Répudiée! Comme dans la Bible. La Bible, tu connais pas non plus? Tu connais pas la Bible, pas l'Italie, tu connais pas grand chose, Chouchou.

Bon, quoi, j'étais un flic normal, dans une petite zone bien grouillante, qui exerce normalement son boulot de flic. Un bon job, tout compte fait. Et j'aimais bien cette putain de ville. Normal quoi. Même pas pourri. On était un commissariat pas pourri. Un tout petit peu de combinazione, mais que les trucs comme la voiture ou presque. Un tout petit peu d'abus de pouvoir, mais trois fois rien; c'est inévitable, quand tu es la Loi, que tu as un flingue, et que les juges ont besoin de toi. Et les citoyens aussi, même s'ils ne te l'avoueront jamais en face. Pas pourris quoi. Même les petites frappes le savaient. Du reste, on pouvait quelquefois rigoler ensemble. Une ou deux fois par ans, sous le marché à poisson, au nord, au bord de l'eau, de la petite mer, il y a une halle, juste un couvert, un truc métallique. Le club local organise un combat de boxe. Amateur, bon enfant et sympa. C'était de vraies journées de cessez-le-feu. On rigolait ensemble avant le match. Je les écoutais parier. Parmi eux il y avait toujours un spécialiste, un qui avait peut-être quitté la bande pour entrer dans le club, qui expliquait les coups à venir, les tactiques et les adversaires. Et puis le soir, y avait le match. Si j'étais pas de service, et en général je m'arrangeais pour ne pas l'être, je m'installais dans les tribunes, pas trop près du ring, mais plutôt à un endroit ou je pouvais aussi bien regarder le public, surtout les jeunes, ceux des bandes, et leurs copines. Parce que les copines, elles moussaient encore plus ce jour-là. C'était un peu leur jour, elles pouvaient se déchaîner, aussi sur le physique des boxeurs, leur transpiration. Le port de casque était déjà obligatoire. Et les protège-dents. Et les gants, bien sûr. Ils étaient trop habillés à mon goût, trop gladiateurs. Mais pas le public. Surtout en juin. Alors moi je regardais un peu le match, et un peu plus les supporters. Des angelots. Je croyais les trouver seulement sympathiques. Jour de paix. Un peu comme mes bambini, mes gamins. Angela, Angela c'était mon amie, elle, comme les gamines, ne s'intéressait qu'au match. Elle savait qu'elle avait le droit et que, ce jour là, je m'en foutais. Et si jamais j'avais un début d'émotion, je regardais une petite, ou bien je passais une main sur les cuisses d'Angela. Tout normal quoi. C'est comme avec la baise. Parce que ça baisotait pas mal dans les coins. Pas tant les jours de match, mais le reste de l'année. Y avait beaucoup de lieux propices. Y avait déjà un tas de maisons abandonnées, ou qui avaient été évacuées, quelquefois de force, parce qu'elles menaçaient de s'effondrer, malgré leurs jolies couleurs, blanches, ou rouges, ou bleues. Les services de la ville posaient ici ou là des étais, des poutres, d'une façade à l'autre. Ça faisait des coins superbes de baise pour les jeunes. Volontaires ou pas, les filles passaient à la casserole. Et si on devait intervenir, on matait un peu avant. Sous prétexte bien sûr, de savoir si la fille, elle voulait ou pas. Quand je mâtais, il me venait pas mal d'émotions. Mais la baise, c'est émouvant, surtout quand c'est des jolis petits culs? Non? Quel que cul que ce soit, non?

Une fois, ça se passait entre angelots. C'était un mec qu'ils passaient à la casserole. Bon, mais pour mon émotion, j'avais l'excuse de pas avoir compris tout de suite. Et dès que j'ai compris, putain, je suis intervenu, et pas de main morte. Et je les ai traînés au poste où on les a un peu brutalisés. Et traités de sales pédés. Et ri, méchamment, moi et les collègues. Et après je suis allée trouver Angela et je l'ai méchamment baisée ce soir là. Ça roulait quoi! Bertone, un bon petit inspecteur de police dans une bonne petite place jolie et un peu chaude, avec une belle gueule, une belle pépé, une belle voiture. Ça t'étonne ça? Petit à petit tu te réveilles, Petit?

Et puis un jour… Ah bon! C'est bien vrai que tu ne dors plus. Mon histoire t'intéresse. Qui c'est ce représentant de commerce, tu te demandes tout à coup?

Alors un jour, le commissaire il me fait appeler. Chez moi car j'étais pas de service mais il avait besoin de quelqu'un. Comme je te l'ai déjà dis, mais peut-être que tu dormais à ce moment-là, j'aimais surtout mon boulot. Je l'aimerais encore, porca puttana! Alors il savait que je ne ferais pas trop de problème. Bon! Mes collègues, ils venaient de repêcher un macchabée sous le pont, entre la petite mer et la grande mer. Grande mer, petite mer, j'espère que tu as enfin pigé! Il avait déjà été expédié à la morgue. Pour des raisons bizarres, j'ai pas trop compris, est-ce que c'était toujours comme ça, ou parce que la famille était pas là, ou probablement parce qu'on ne savait pas qui c'était, qui était ce macchabe, il fallait que quelqu'un de la flicaille assiste à l'autopsie. Ce quelqu'un ça allait être moi. Pourquoi pas. T'es flic, t'obéis. Et ça pouvait être intéressant. Instructif. Et à priori, ça me faisait pas trop peur. Juste une petite boule. De curiosité. Un pas de plus dans l'apprentissage du métier. Bon! Je descends à l'hostio. Je monte ou je descends, c'est comme tu veux, c'était dans la ville moderne. Je me fais indiquer la morgue. Ce qui veut dire que j'y étais encore jamais allé. Ça t'épate? Tu sais les flics, c'est là plutôt pour s'occuper des vivants que des clamsés. Et puis, même si la ville est chaude, ça y va pas trop trop souvent jusqu'au meurtre. Et quand il y a règlements de comptes, les gros bonnets, ça se passe ailleurs. À la campagne, c'est plus joli. T'es pas sensible à la poésie toi?

À la morgue, j'étais annoncé. On me fait directement entrer dans la salle. Le professeur, le légiste devait arriver d'un instant à l'autre. La salle, c'est comme une grande salle de bain, avec du carrelage tout autour, mais verdâtre. Peu de lumière, parce qu'elle était pas encore allumée et qu'elle arrivait par les fenêtres, celles-ci badigeonnées avec de la peinture blanche, blanchâtre. Ça sentait un peu fort, acide, le formol, je me suis souvenu. C'est drôle, je décris d'abord la salle. C'est parce que c'est ce que j'ai d'abord regardé, en tout cas observé en premier. C'est comme dans la salle d'attente du médecin, tu regardes d'abord les gravures qu'il a aux murs, puis les meubles, la petite table au centre, les revues, tu en prends une et seulement alors, tu commences à jeter un œil sur tes voisins, ceux qui attendent avant toi. Et tu peux enfin t'amuser à imaginer pourquoi ils viennent. Celle-là c'est assurément pour ses pieds, etc. Eh bien, là-bas, j'ai fait la même chose. Parce que le mort y était déjà. Sur la table. Pas une petite table, une grande table, oblongue, au centre de la pièce, sous un gros luminaire éteint qui descend du plafond. Il était sous un drap, sous un drap blanc. Mais on distinguait sa forme. Comme toi ici. Te fâche pas!

Bon! Il était pas dans la même position! Il était bien droit, un peu cérémonial, comme à l'enterrement de Kennedy, bien droit, cérémonial, sous son drap. Sauf les pieds. Tournés vers les fenêtres. Nus. Joints, ouverts. Tu sais, comme les positions des danseuses, ou d'un plongeur. L'Italie était championne olympique de plongeon. Des pieds effacés, je crois que c'est comme ça qu'on dit quand on essaie d'aligner au max le pied dans le prolongement de la jambe. C'était des pieds jeunes, les pieds d'un jeune homme. Autour de l'orteil droit, l'orteil du pied droit, il y avait un bout de ficelle, et au bout de la ficelle une étiquette, comme celle qu'on met, plutôt qu'on mettait sur les valises avant les autocollants. J'ai lu l'étiquette. Je l'ai prise sans toucher le pied. Dessus, y avait le nom du type. Son prénom c'était Piero, et sa date de naissance. Ça lui faisait 19 ans. Et sa date de décès, c'est-à-dire aujourd'hui. Je me suis dit qu'il avait des beaux pieds. Parce qu'il avait de beaux pieds. Puis j'ai fait le tour de la table. Le professeur n'arrivait pas. J'ai fait le tour de la table. Pauvre gamin. Mais j'essayais plutôt d'imaginer comment il était fait, sous le drap. J'ai d'abord pensé qu'il était peut-être en slip, puis j'ai ricané et me suis traité de crétin. En caleçon de bain pendant que tu y es! Au fait, on m'avait pas expliqué pourquoi il était mort. Qu'est-ce qu'il faisait dans le canal. Mais c'était déjà évident pour moi qu'il avait été très vite repêché. Tu sais, même vivant, si tu restes trop longtemps dans le bain, ta peau se met à gondoler, elle devient toute blanche, surtout les doigts. J'y ai pas pensé, mais je pense que c'est pour ça que j'ai eu cette impression, les orteils. C'est vrai, il a été très vite repêché. Plus tard le légiste décrétera que le gamin n'était pas resté une demi-heure dans l'eau. Et qu'il était déjà mort avant. Juste avant. C'est pourquoi.. Tiens en français aussi on dit quelquefois pourquoi au lieu de parce que… C'est pourquoi il a pas bu d'eau. C'est sans doute parce…parce… parce qu'il a pas bu d'eau que le médecin a pu dire qu'il était mort avant. Mais, pour l'instant, le toubib, il n'était pas là. Je pouvais très bien distinguer la forme du corps, le nez, ça faisait comme un sommet montagneux sous la neige. Quand j'étais enfant je jouais à ça sous les draps, avec ma sœur. On était des géants qui faisaient des plissements alpins, qui faisaient le paysage. Les épaules. Son truc aussi, comme une moraine. Et les mains, de chaque côté, regroupées le long du corps. Tout au bord de la table. La table n'était pas large, je pense que c'est pour faciliter le travail et l'accès du chirurgien. Je me suis arrêté vers la main droite. Je me suis demandé si elle était comme le pied. Je pense que j'ai un peu hésité. Je sais pas. J'ai pas trop réfléchi, j'ai soulevé un bout du drap, juste un bout, retroussé sur le bras, comme un prêtre fait avec la manche de son aube avant l'eucharistie. La main était belle. Une fois à Florence, à l'Académie, j'avais vu les piétas de Michel-Ange. Michel-Ange c'est le type qui a peint la Sixtine, tu vois? Et le Moïse, celui qui a des cornes? Et le David à poil? Et Dieu et Adam qui jouent à touche touche? Ah, ça y est, tu vois qui c'est.

Les piétas de Michel-Ange elles sont en marbre ou en albâtre, la main ici, elle aurait pu être en albâtre, mais elle était un peu moins blanche, un peu plus bronzée encore, peut-être très légèrement bleue aussi. Des couleurs comme si on superposait des filtres. Mais si cette main faisait penser à une sculpture, à une piéta de pierre, c'est justement parce qu'elle semblait immobilisée dans un très léger mouvement. Je pense en fait que c'était une absence totale de mouvement qui au contraire donnait l'illusion du mouvement. La rigidité cadavérique. La main était belle, soignée. Et le mort, trop jeune pour avoir déjà des mains de manuel ou d'intello. J'ai remonté encore un peu le drap. C'est une drôle d'idée, diras-tu. Peut-être, je ne réfléchissais pas. L'intérieur du bras était lisse et blanc, les veines étonnement visibles, saillantes, mais plus blanches que la peau. Et cet avant-bras éclairait le flanc de mort, en réfléchissant un peu plus la lumière. La lumière qui ne venait que des fenêtres dépolies, je te l'ai déjà dit. Je ne sais pas si à ce moment j'ai noté que le mort ne portait pas de slip; ce qui était évidemment évident. Il avait pas de poils sur les bras, ou juste un duvet transparent. J'ai dégagé l'épaule. Sous les bras par contre, il devait avoir une belle touffe, elle dépassait, les poils d'un mort c'est comme les poils des vivants, ça ne change pas, pas tout de suite en tout cas. Angela aussi a les aisselles poilues et je ne lui permettais pas de se les raser. Je me suis dis que j'étais un cochon, que je ne devais pas penser à Angela dans un tel lieu. Je crois bien que j'ai fait un petit signe de croix. Et je me suis contrôlé. Je remis le drap et je suis allé vers la fenêtre. J'ai imaginé un gamin de la bande, même si je savais que celui-ci m'était inconnu. Je connaissais ses pieds, sa main droite, mais pas son visage. Le légiste n'arrivait pas et je ne connaissais pas son visage. Tu peux pas connaître les pieds et les mains de quelqu'un sans connaître son visage. Sauf à confesse! Je suis retourné vers la table, vers la main droite, j'ai retiré de drap, comme ça. Comme si je refaisais le revers de ton drap. Eh bien, je m'étais trompé, le mort n'était pas tout à fait à poil. On lui avait passé un morceau de tissus. Ça m'a d'abord étonné. Autour de la tête, comme un œuf de pâques. C'est un peu dommage. J'ai compris, c'était pour que sa mâchoire ne s'ouvre pas. Il avait les yeux fermés. Des cheveux noirs, bouclés. Secs. Je pense pas qu'on les lui a séchés, ils ont dû sécher tout seul. Je ne savais pas si on lui avait fait une toilette mortuaire. Je suppose que pour l'autopsie, il vaut mieux qu'il soit le plus possible comme on l'a trouvé. Pour les traces de poudre, le test de la paraffine, les odeurs de tabac, la dope. Il n'avait pas du tout de barbe. Complètement imberbe. Juste une ombre de moustache sous le nez. Vivant, il devait la raser quelquefois pour en avoir plus rapidement. Pourtant, vous êtes plus jolis sans poils.

Lui aussi, une belle gueule d'angelot, malgré son ridicule fichu de ménagère. Des trais très fins. C'est la première fois que je détaillais un type comme ça, de si près et si longtemps, mais c'était un mort, les barrières… les barrières sont différentes.. et, je croyais, plus évidentes. Cazzo! Il avait la lèvre inférieure charnue et dédaigneuse, comme seule l'ont les jeunes mecs italiens. Et cette sorte de dédain amusé avait persisté jusque dans cette salle d'attente avec ses sales ombres qui le faisaient presque rayonner. J'aurais voulu voir ses yeux, des yeux très noirs sans doute. Je ne sais pas quelle couleur aurait eut le blanc de ses yeux dans son visage plus pâle ici que quand il vivait.

Tu as deviné.. Tu as deviné quoi? Tu n'as pas deviné grand chose petit idiot! Mais effectivement, j'ai tiré le drap plus bas, dégageant l'autre épaule, le buste, sous les côtés qui saillaient beaucoup. Sans être médecin, j'ai compris. C'était parce que les poumons étaient vides. Sans souffle, le gamin était tout dégonflé, au niveau du ventre. Juste ça, lui donnait quelque chose d'irréel, de mort pour de bon. Le drap, avec son revers, s'arrêtait donc sous la cage thoracique. Maintenant, le gamin avait l'air d'un samouraï de cérémonie, un dixième dan d'aïkido, sauf que ceux qui font de l'aïkido, leur jupe est noire. Au moment du salut, mais le salut d'un gisant. Le gamin était musclé, pas trop, mais pas un gramme de graisse. Des petits pectoraux durs. Et encore durcis par la mort. Bien sûr, les tétons effacés, exsangues. Les morts n'ont pas de phantasmes. Les aréoles blanches. Pas de poil.

Tu sais, ou tu sais pas? T'as pas de raison de t'intéresser aux bébés, ou bien t'as une sœur qui a déjà eu un môme? Les petits enfants, ils ont la peau tellement diaphane qu'on a l'impression que la vie court dessous, à fleur, entre les veinules, et qu'on ne sait jamais si elle va rester ou s'échapper. Si tu regardes un petit enfant dormir, il donne l'impression d'être vigilent, sur le qui-vive, à traquer sans cesse cette vie pour éviter qu'elle ne lui échappe. Je cherchais la même chose sous la peau du jeune mort. C'était idiot. J'ai eu mal.

Je ne sais pas si tu as déjà fait beaucoup de connerie. À part celle qui fait que nous nous sommes rencontrés. Mais, dans les conneries, il a un moment, une fois qu'on a commencé, ou on ne peu plus faire marche arrière, plus s'arrêter, il faut… il faut? Mon cul! …continuer. Et puis apparemment ce que je faisais n'avait rien d'une grosse connerie. On n'allait pas me reprocher grand chose. Je n'ai su qu'après que c'était une grosse connerie. Je ne serais pas là… Je ne dis pas ça pour toi, mon chou! Eh puis, je ne suis pas totalement sûr que ça ait été une grosse connerie. Je ne sais plus, je ne sais pas. En somme, j'ai continué mon exploration. J'ai retiré tout le drap. Mais au lieu de le jeter par terre, je l'ai laissé, toujours avec le revers, sur les pieds. Maintenant Piero était tout nu, sauf ses pieds qui d'abord étaient seuls découverts. Et son bandeau autour de la tête. Immobile, indifférent, superbe. Un gisant. Je me suis souvenu. Qu'est ce que j'étais fort en histoire de l'art pour un policier! On avait dû nous expliquer ces trucs à l'école. Et j'ai toujours eu de la peine à oublier ce qu'on m'a appris. Je me suis souvenu que Michel-Ange pratiquait en douce des autopsies. Très certainement, avant de les disséquer, il devait faire des croquis des cadavres. Alors, de Piero aux gisants de Michel-Ange, la distance n'était pas bien grande. Et tout à coup, je me suis dis, rappelé encore, mais aussi dit, j'entends encore le son de ma voix dans ma tête, que Michel-Ange était en plus un sale pédé! Un sale pédé, c'est ce que je me suis dit. Alors j'ai ramassé le drap. Mais au lieu de recouvrir le cops, je l'ai encore regardé. Et au sexe. Sa verge était petite, regroupée. Et vide bien sûr. Je dis bien sûr mais visiblement le mort n'avait pas perdu de sang. Mais nous non plus on n'a pas besoin de perdre de sang pour ne pas bander. Et Si Piero pouvait être le Christ, ce n'était pas saint Éloi.

Arrête de rire! Il avait une belle toison, frisée, comme ses aisselles, un peu grasse aussi. Je ne savais pas très bien où j'étais. Comme gamin j'ai été chirichetto. Vous, vous dites enfant de chœur. Je m'étais déjà retrouvé seul dans une église sombre et vide, face à un autel couvert d'un drap blanc. J'attendais le curé. Ici, c'était le légiste qui devait venir. Alors j'étais enfant de cœur, maintenant j'étais policier. Là, le Christ était sur la croix, et il me faisait un peu peur. Ici, il était sur la table, et ce n'était pas le Christ, sans doute une petite frappe, peut-être de Gallipoli, venue faire de mauvaise affaire chez nous. Et mal reçu. Et mort. Et c'était pas l'autopsie qui allait le ressusciter. Là, tout à coup, j'ai eu peur. J'ai voulu le recouvrir, mais je me suis mis à transpirer. Je n'ai pas osé, j'ai laissé tomber le drap. Il est tombé par terre.

Le drap, idiot! Le gamin gisait tout nu cette fois. Sauf le bandeau bien sûr. Et je me suis éloigné vers la fenêtre. J'ai appuyé mon front contre le verre, en essayant de voir à travers. Mais, tout au plus, je voyais les ombres des voitures qui passaient plus bas. C'était peut-être pour me rafraîchir le front aussi, mais le verre était chaud, nous étions en juin. Puis je me suis retourné, je me suis appuyé sur le rebord de fenêtre et j'ai fixé le corps. Mais globalement, de loin, d'un regard morne, presque celui des poulets quand ils sont en faction, de piquet, quelque part. Je pense que le légiste est arrivé assez rapidement. Seul. Il est allé directement au cadavre. Il m'a jeté un regard légèrement surpris parce que le corps était nu. Pour lui, c'était évident, c'était moi qui l'avais dénudé. Mais il n'était pas outre mesure étonné. Comme s'il comprenait ma curiosité. Sans s'interroger sur sa nature. Il est venu vers moi, il s'est présenté, je me suis présenté, nous nous sommes serré la main. Son assistant est arrivé avec un chariot et le matériel. Ils ont commencé à dépecer le gamin. Je suis resté appuyé contre la fenêtre. Mais la lumière avait complètement changé, ils avaient allumé l'aveuglant luminaire. Dans la clarté dorée de son habit de lumière, un reliquaire obscène. Je n'ai pas bougé, j'étais à nouveau le policier impassible. Juste un peu écœuré par les parfums divers. Juste, à un moment, un peu dégoûté par tout ce gâchis, comme dans les accidents de voitures. Des méchants accidents de voitures, j'en avais déjà vu, et j'avais toujours été étonné du gâchis. Quand ça a été fini, je suis repartis.

Attends! C'est pas tout. C'est juste le début. Tu trouves que je suis trop bavard? Tu veux qu'on fasse autre chose? Tu veux qu'on fasse autre chose? Ah! Mon histoire t'intéresse. Tu veux comprendre pourquoi je te raconte ça. Et pour ça, il faut connaître la suite, t'as pigé. Je continue.

J'ai dû signer quelques papiers. En fait, la mort était simple. Le môme avait pris un coup sur la nuque, qui lui avait brisé l'axis, une vertèbre cervicale. Probablement un seul coup, le coup du lapin. Le môme était mort sur-le-champ et tombé juste en amont du pont. En amont, si on peut dire. Peut-être pas un coup intentionnellement mortel. Certes donné par quelqu'un, mais pas forcément prémédité. Un meurtre peut-être, mais pas automatiquement un assassinat. Le jeune homme n'avait pas eu de chance. À moins qu'au contraire, cela ait été une exécution pure et simple. À cause de ça, je l'avais rencontré. Je crois qu'il faut dire rencontrer.

Je suis passé au poste, j'ai fait mon rapport, un bref résumé oral. Le rapport du légiste arriverait le lendemain. Puis je suis passé chercher Angela, on a fait deux fois le tour de la ville, on est allé manger une pizza à un banco, un banc, un étal, un machin ouvert, pas fixe, mais avec des tables et des chaises sur la plage puis on est rentré chez moi. Et on a fait l'amour. Même deux fois, ce qui ne nous arrivait pas souvent. Après je lui ai demandé de renter chez elle, j'ai dit que j'avais envie de dormir seul. Elle a un peu râlé, elle n'aimait pas trop quand j'étais comme ça, mais elle s'est barrée. J'ai dormi comme un plot. Trop profond. Le lendemain c'est comme si j'avais la gueule de bois, pourtant le soir, à la pizza, j'avais bu que de la bière, et rien qu'une. Et j'ai repris le service, il ne s'est rien passé de spécial. C'est pas moi qui ai été affecté à l'enquête mais elle suivait son cours. Apparemment aucun des petits gars d'ici n'y était pour quelques chose. Peut-être qu'on était venu chez nous régler un compte ouvert d'ailleurs. Ça se passe souvent. Alors c'était une exécution. Mais assassiné, tués ou exécuté, tu meurs quand même, n'est-ce pas?

À l'approche de la quarantaine, c'est pas qu'on soit moins vigoureux, tu as pu t'en rendre compte. Même après, ça marche pas mal, non? Peut-être parce qu'on dort moins profond, peut-être parce qu'on s'est organisé sa petite vie sexuelle, c'est plus rare qu'on mouille son lit. En général, moi en tous cas, je me réveille avant. Là, je passe d'abord plusieurs nuits sans problèmes, plutôt bonnes. Sans Angela. Puis, une nuit, je me réveille inondé. D'abord inondé, ensuite éveillé. Et je me lève pour faire un brin de toilette. Alors seulement les images me reviennent. D'abord un nom que je crois inconnu de moi. Piero. Je connais bien des Piero, mais aucun à en rêver. Puis des bribes d'une baise. Un coït. Violent. C'est moi qui baise. Mais la fille, ce n'est pas une fille, c'est un de ces angelots. Merde! Et pas d'ici. Merde! Clairement, c'est le mort! Celui de la morgue! Et me revient tout l'acte, les hors-d'œuvre, la pénétration, ma verge, son cul. Par derrière. Peut-être parce que j'imaginais alors qu'on ne pouvait faire cela que comme ça. Sa peau, sa douceur, sa gentillesse, son abandon. Tout. Tout, sauf son regard, j'ai pas vu ses yeux. J'étais furieux.

Mais non, imbécile! Pas de ne pas avoir vu ses yeux! Enfin… Pas en premier lieu! D'abord d'avoir fait un rêve de pédé! Oui! C'était la première fois! Enfin, la première fois où il y avait pas de doute possible. Et non seulement pas de doute, mais en sachant même avec qui. Je me suis recouché. Mais je n'arrivais pas à dormir. J'ai rallumé. J'ai même changé les draps. Bouquiné, mais je n'arrivais pas à bouquiner. Je me suis relevé, habillé, je suis sorti, j'ai pris la voiture, j'ai fait deux fois le tour de la ville, je suis rentré et là, j'ai dormi. Le lendemain, j'étais de mauvaise. Le soir, Angela ne voulait pas, elle avait ses bringues, mais je l'ai quand même fait venir. Ça l'a étonnée, en général j'aime pas dormir avec elle dans ces cas-là. Et, en général, elle ne vient dormir chez moi que quand je veux baiser et je ne voulais pas baiser. Le lendemain soir, je décide de dormir seul, un peu inquiet, un peu… sur l'attente. Je dors bien. Ainsi deux ou trois nuits de suite. Puis de nouveau je rêve de lui. Presque le même rêve. Là aussi je ne vois pas ses yeux. De nouveau le lendemain je suis d'humeur exécrable. Mais je rentre tôt, je me couche tôt, j'éteins vite. Et je me mets à avoir des fantaisies. J'allume. J'éteins. Mes fantaisies reprennent. Maintenant, même si j'allume, ça ne les fais plus passer, au contraire. Et bien sûr, c'est des fantaisies avec lui. Je le prends, par derrière, tout en le suppliant de tourner la tête vers moi. Mais il garde les yeux fermés. Il pousse des petits cris contents, mais il fait l'endormi. Ma colère croît. En même temps je jouis. Lui aussi. Ma colère tombe aussitôt, je sais déjà que je ne pourrais pas le tuer, je sais qu'il est déjà mort. Je m'endors, je me réveille, mes fantaisies recommencent. Et je le retrouve la nuit suivante.

Oui, c'était devenu mon amant. Pédé! Et avec un mort! Dont je ne verrais jamais les yeux! Ça a duré comme ça quelques semaines. Je m'affichais plus que jamais avec Angela, mais pas question qu'elle monte chez moi. Au boulot les collègues se demandaient ce qui n'allait pas. Et puis j'ai pris mon chez moi en horreur, surtout mon lit. Je crois bien que dans ma tête je l'appelais mon petit cimetière. Me sont revenus des mots comme nécrophile. Et nécrophile c'est bien pire que pédé. Il fallait que je m'en sorte!

C'était facile? Oui, tu as raison. Je suis plutôt actif comme mec, tu le sais. Oui, la solution était relativement simple. Un soir tard, j'ai intercepté le type qui était en action quand la bande avait violé un petit mec. Je savais qu'il était porté sur la chose pour de bon. Je l'ai fait monter dans mon Alpha. Il a d'abord pensé que c'était pour un contrôle, ou pour quelques questions, ou pour savoir où ils en étaient, s'ils restaient dans des marges qu'on pouvait tolérer. Il était prêt à me donner toutes les garanties, il se savait un peu plus vulnérable, menacé que les autres. Il a été surpris quand je lui ai proposé de monter dans un hôtel ensemble. Moi je bandais terriblement. En même temps je me sentais mieux, déjà un peu libéré. Il était d'accord. Je crois même que c'était pour de bon, il y a pas eu de marchandage. On est allé assez loin, on a pris une chambre. Je l'ai pris. Je lui ai demandé de ne pas fermer les yeux. C'était assez bon. Je n'ai pas voulu qu'il me prenne. Mais quand on a refait, il s'est mis de face, il m'a montré. Sous moi. La position du missionnaire. Même que je me suis dis que c'était la position des deux missionnaires. J'ai ri. Il m'a demandé pourquoi. Je lui ai expliqué. Je ne l'ai pas quitté des yeux. C'était aussi un beau garçon, un peu plus rude peut-être, avec des yeux noisette. Ça a été très bon. Pour lui aussi je crois. En tous cas, il était d'accord qu'on se revoie. Peut-être que dans sa petite tête, qui devait continuer à fonctionner, il se disait aussi que ça pouvait lui procurer quelques avantages. En ça, il se gourait lourdement. Il ne savait pas encore à quel crétin innocent il avait à faire. On a fort bien dormi, dans les bras l'un de l'autre, ce que je ne faisais pas avec Angela. Et voilà.

Après? J'étais enfin pédé. Et libéré d'un fantôme. Mais, comme je viens de te le dire, crétin et innocent, facilement amoureux, planant, imprudent. C'était il y a quelques années. Et dans ce domaine, l'Italie n'est pas à l'avant-garde. Et la police non plus. Il n'a même pas été question de me déplacer. On m'a fait comprendre que je devais démissionner. J'ai pas pu invoquer un accident professionnel, ce que c'était pourtant. J'ai démissionné. Je suis monté dans le Nord. Je savais bien le français, ma mère étant Française. Une boîte avait besoin d'un représentant pour le Sud de la France. Et la police avait jugé prudent de me faire un très bon certificat, mérité du reste, j'étais un bon flic, ça existe.

Voilà, j'ai perdu quelque chose, j'ai gagné quelque chose. Quelquefois je repense au jeune mort. Tu sais, comme à un ami d'enfance. Peut-être que tu as connu ça toi? Avec qui on aurait eu très envie de faire des choses mais avec qui on a jamais osé pousser plus loin. Une petite pointe de nostalgie. Quelque chose comme de l'amitié. Pour un ami que je n'ai jamais connu. Voilà. J'étais policier, je suis devenu représentant. Un représentant honorable. Et un bon pédé, n'est-ce pas?

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