V: 24.10.2005
LE PASSE-MURAILLE - No
68 Août 2005
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OLIVIER SILLIG
Derrière les palissades jaunes
par Julien Burri
Axis Gooze débarque dans
une ville mystérieuse pour livrer un radiateur
réfrigérant, mais son parcours est semé
d'embûches : la ville entière semble s'être
liguée pour le retenir le plus longtemps possible. Axis prend
son mal en patience, fréquente un bar, des prostituées,
une femme ivre, erre dans une ville qui ne cesse de se transformer, de
rétrécir : de mystérieuses palissades jaunes
masquent d'hypothétiques travaux dont personne ne se soucie, ou
plutôt que tous, sauf Axis, feignent d'ignorer. Le
véritable personnage de ce roman semble être la ville
elle-même, une ville oppressive qui paraît de plus en plus
artificielle et perd sa substance : nous sommes dans un décor
où les maisons ont l'air de simples façades. Parfois des
traces persistent, empreintes de meubles sur le sol, petits halos de
verres sur un bar, indices de ce qui, irrémédiablement,
disparaît. Cette mystérieuse étrangère
séduit et piège le lecteur. Au centre du décor,
Bresel, un jeune homme mi-ange mi-giton de Genêt, cousin
émancipé du Tadzio de Mann, fait tourner la tête
d'Axis, et des hommes « les mieux trempés». Ce jeune
« chien-loup » joue sur son accordéon une «
mélodie de l'éclusier» et vend son corps pour des
séances de dressage particulières.
L'ambiguïté du rapport qu'Axis et Bresel entretiennent fait
rêver; l'écriture de Sillig, quasiment érotique,
joue des répétitions et de la rétention
d'information pour exacerber l'intérêt du lecteur. Mais
l'auteur tient absolument à préciser les choses au risque
d'étouffer le climat si paradoxal et délicat de son
œuvre, dès la cent dixième page, lorsque Bresel raconte
frontalement ce qu'un client exige de lui.
Si la première partie fascine, tisse une atmosphère
envoûtante, ambiguë, où tous les possibles restent
ouverts, la deuxième n'échappe pas à un voyeurisme
cru et sans épaisseur. Les scènes pornographiques et
morbides, dont on ne nous offre que des fragments, aimeraient continuer
de jouer sur le tableau de l'irréel, comme s'il était
toujours question de théâtre, de jeu, de fantasme,
pourtant elles paraissent prosaïques. Elles sont desservies par
une panoplie kitsch (miroir sans tain, maison close, méchant
colonel surnommé «Grenouille», qui s'arme d'un gode
disproportionné pour «antonner» d'«une
flèche dans le mille», comme disait Villon, l'angelot
déplumé apprêté à la broche). Nous
aurions préféré un amour non teinté de
perversion, au plaisir assumé ; ou alors une sexualité
plus trouble et réellement inquiétante,
prédatrice, sadique, phagocytant les corps, les escamotant,
comme les palissades jaunes le font de la ville. Enfin, l'enquête
policière qui suit le meurtre final laisse de marbre.
Décidément, les coulisses ne nous intéressent pas,
ni ce que cachent les palissades jaunes, nous aimerions continuer de
rêver dans cette atmosphère subtile qui mêle Kafka
à la meilleure SF.
Signalons que, parallèlement à la sortie de ce
roman, la revue Le Persil consacre un numéro spécial
à Olivier Sillig. On y découvrira un petit livre à
réaliser soi-même, L'Auroch et son
abécédaire, des haïkus qui prouvent que l'auteur
sait aussi réunir légèreté,
étrangère, humour et mélancolie: «A l'heure
des repas / le vieux marin apparaît à la fenêtre de
l'asile. / Un couteau et une fourchette à la main, / il attend
les poissons volants. » Enfin, les lecteurs pourront (re)
découvrir les talents de dessinateur de Sillig, à l'œuvre
décidément protéiforme et atypique.
J.B.