La Cuisine sous la Dynastie Ming / Olivier Sillig / Humus
V:13.01.00

La Cuisine sous la Dynastie Ming

Une nouvelle érotique d' Olivier Sillig



Titre  Rosée d'Eros
Auteur  Collectif
Genre  Essai et Nouvelles érotiques 
Editeur  " Cabinet Erotique " Galerie Humus, Lausanne, 

1995, 239 p., illus., 21 cm 
ISBN  2-940127-01-8 
Disponibilité  Librairie 
E-Mail  info@oliviersillig.ch 
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La Cuisine sous la Dynastie Ming

Copyright Olivier Sillig

De 1368 à 1644 l'Empire de Chine connut un essor remarquable. Ceci aussi bien au niveau politique, économique, commercial et militaire qu'au niveau culturel. En effet, les empereurs qui se succédèrent furent tous des souverains éclairés, établissant ainsi la pérennité de leur dynastie: la dynastie Ming.

Alternant avec de nécessaires campagnes militaires, de longues périodes de paix permirent à Yong-Lo, troisième empereur Ming (1403-1424), de développer, en tant que violon d'Ingres, la cuisine. Il la porta à un degré de raffinement jamais atteint et probablement jamais retrouvé.
La recette que je transmets ici, je l'ai découverte à la Bibliothèque nationale d'Istambul, alors que j'y effectuais des recherches sur Tamerlan. Je suis tombé par hasard sur un texte en persan moyen, traduction du chinois, probablement d'une chronique de l'époque. Les recoupements que j'ai pu opérer avec les autres documents que nous possédons sur Yong-Lo et son règne sont suffisamment pertinents pour établir la très probable authenticité de cette chronique.
Je limite ici mon compte-rendu à la description de la recette de l'oeuf à la coque selon le céleste Yong-Lo.

Un des points les plus importants et les plus délicats de toute bonne cuisine est le ravitaillement. C'est parce que les tout grands cuisiniers savent sélectionner eux-mêmes des produits de qualité irréprochable que la nouvelle cuisine peut satisfaire les gosiers les plus exigeants en leur servant des légumes aussi vulgaires que les poireaux et les carottes.
Quand Yong-Lo voulait se préparer un oeuf à la coque, il se rendait lui-même, personnellement et de bon matin, sous petite escorte, au marché.
Pour choisir son oeuf, il prenait son temps, parcourant d'abord plusieurs fois le marché, repérant de visu les étals où la marchandise pouvait lui convenir. Puis il s'arrêtait, humait, mirait, soupesait et, ultime étape, calibrait dans sa main qu'il moulait en coquetier. Quand enfin son choix était fait, il achetait l'oeuf dont il payait le prix sans marchander. Pour le vendeur c'était une bien petite vente, mais un bien grand honneur et cela suffisait souvent à établir une renommée.
L'Empereur appelait alors son porteur, ouvrait une grande timbale de papyrus tressé dans laquelle il y avait, entourée d'une couronne de fin tricot de grosse laine, une autre timbale, de grès brut, contenant de la tourbe humide. Il y enfouissait l'oeuf.
Alors, du marché alimentaire, l'Empereur et son escorte se rendaient au marché aux esclaves. Sans s'arrêter, il le traversait jusqu'à la halle couverte et fermée qui abritait les esclaves réservés aux plaisirs des gens fortunés. Tous les esclaves y étaient présentés nus, lavés, parfumés. L'Empereur prenait son temps, parcourant d'abord plusieurs fois le marché, repérant de visu les étals où la marchandise pouvait lui convenir. Puis il s'arrêtait, humait, mirait, soupesait et, ultime étape, calibrait dans sa main qu'il moulait en spéculum. Quand enfin son choix était fait, il achetait la femme dont il payait le prix sans marchander. L'Empereur appelait alors ses porteurs qui avançaient un palanquin clos dont les tissus, choisis chaque fois en fonction de la température par le souverain lui-même, maintenaient la marchandise au frais sans l'exposer au froid. Et ainsi, il retournait alors au palais.
Selon ses instructions, on y avait préparé une des salles à manger avec une longue table haute couverte d'une nappe de fine soie blanche sur laquelle on avait posé un minuscule couteau, réplique exacte du grand cimeterre de guerre du monarque, mais d'or fin.
Par esprit d'harmonie, à laquelle l'âme orientale est si sensible, l'Empereur, avant de se mettre à table, revêtait une chemise large, resserrée aux manches, de même tissu que la nappe. Un premier serviteur apportait alors un rince-doigts de cristal, pendant qu'à l'office on passait à la vapeur parfumée de jasmin l'esclave qu'ensuite on couchait, nue, sur le dos, sur la soie blanche de la nappe, la toison pubienne à la hauteur de la chaise du céleste Yong-Lo.
Alors Yong-Lo officiait.
Avant de commencer, il regardait d'abord longuement la femme. Puis il posait ses mains là où son inspiration lui avait révélé, dans le modelé du corps de l'esclave, le point d'origine: l'extrême pointe d'un sein, le lobe d'une oreille, une malléole. De ce point, il commençait une longue caresse, son regard ne quittait pas la toison de l'esclave, car c'est de là qu'il devait s'interrompre quand il voyait sourdre au centre du triangle la perle de nacre fine qu'il avait su susciter.
Alors, sans qu'aucun mot n'ait été prononcé, un serviteur avançait la timbale de grès ouverte. L'Empereur retirait l'oeuf de l'humus, l'essuyait avec un mouchoir diaphane et le déposait, pointe en l'air, sur la perle de nacre à l'épicentre de la femme. Puis il reprenait ses caresses, avec ses mains, son nez, sa bouche, ses cils, jusqu'à ce que l'oeuf soit enfin englouti et qu'à la perle de nacre se substituât un disque blanc cerclé d'écume: l'extrême tête de l'oeuf.
Même un enfant sait que, quelle que soit la durée de cette cuisson, on ne peut pas cuire un oeuf à trente-sept degrés. Sinon les poules nous pondraient des oeufs durs. C'est pourquoi Yong-Lo déployait alors tous les trésors de sa sensibilité artistique, de son doigté, de sa dextérité. Et ceci avec un sens inégalé de la pondération. Il devait par ses caresses amener autour de l'oeuf un mouvement tel que le seul frottement portât la température à quarante degrés.
Hélas! il arrivait quelquefois qu'un orgasme intempestif cassât l'oeuf. L'oeuf et l'esclave étaient alors emmenés. Quelque grande que fût la sagesse de l'Empereur, le pouvoir est suffisamment aveuglant pour que jamais en de telles circonstances Yong-Lo ne soupçonnât qu'il n'avait été, somme toute, cette fois-là, qu'un amant maladroit. Et à l'aube du lendemain, aux portes du palais, les mendiants trouvaient alors dans les poubelles des restes autrement plus alléchants que l'ordinaire des cuisines, fussent-elles impériales.
Quand l'Empereur estimait que l'oeuf devait être cuit, il interrompait ses caresses et, prestement, par l'index de sa main gauche soudainement plongé à l'opposé de l'oeuf, il le faisait remonter à la surface jusqu'à ce qu'un dôme blanc chapeaute la touffe noire. Alors d'un coup sec du petit cimeterre dont la lame intérieure épousait parfaitement le périmètre de l'oeuf, il étêtait cet oeuf.
Si par un rare malheur son geste n'avait pas eu la précision habituelle, aux poubelles de l'aube, la déception des mendiants était tout d'abord grande. Mais certains, se montrant d'habiles commerçants, échangeaient alors leur trouvaille à des marchands d'ivoire africains dont ils connaissaient les goûts et les moeurs.
On prétend d'ordinaire que la grippe ne saurait être mortelle quand elle atteint des sujets jeunes et bien portants. Pourtant il advint un jour que l'Empereur reçut à sa table une des plus belles femmes de l'empire. Hélas, à cause de la grippe qui sévissait et qui ne faisait qu'accroître sa beauté, elle fit une brusque poussée de fièvre, là, sur la nappe. Etêté l'oeuf était dur. Elle et lui furent emmenés.
Si la cuisine de Long-Yo était raffinée, elle n'en était pas moins dure. Elle aussi.
Pour en goûter pleinement la saveur, Yong-Lo avait établi qu'un oeuf ainsi préparé devait être gobé. Se penchant sur le cratère révélé par l'étêtement, d'un baiser sonore, il crevait le jaune et de sa langue qu'il dardait en pointe, il le mélangeait à l'albumen. Comme un chaton sur son écuelle de lait, il lapait en des mouvements rapides, mêlant le suc de l'oeuf au musc abondant et tiède qui avait servi de bain-marie. Pour peu que la toison de l'esclave fût aussi noire que la barbe peignée de l'Empereur, celle-ci se fondait alors au coeur même de la femme et semblait ainsi parcourue par une scintillante limace d'or sur une mousse dense et diaprée ou aurait perlé la rosée.
L'esclave qui desservait était chargé de moudre finement la coque de l'oeuf à peine retiré et de vendre la poudre ainsi obtenue aux apothicaires spécialisés. Cette poudre était très prisée au même rayon que la corne de rhinocéros. En effet, si le divin Yong-Lo était un grand cuisinier, c'était aussi un économiste averti. Ceci pour le plus grand bien de l'Empire.
Si l'oeuf avait été bon et l'Empereur content, il intégrait quelquefois le coquetier à son gynécée.
Si, après un repas parfaitement réussi, on lui demandait pourquoi il ne réutilisait jamais deux fois la même esclave, Yong-Lo hochait la tête à la manière orientale, levant simplement les yeux vers la voûte céleste qu'il pointait de l'index et se contentait de sourire. Et personne n'aurait pu dire si c'était par respect d'une divine volonté, par soif d'inconnu ou par ce goût du mystère, savamment entretenu, des grands cuisiniers...
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