Une fois les
énormes châtaigniers abattus et la clairière
artificielle ainsi créée, l'effort consenti avait
été tel qu'un an avait suffi pour construire cet
hôtel somptueux. On l'avait entouré de jardins à la
française entremêlés de jardins à l'anglaise
avec cette finesse italienne dans l'art qui culmine chez les Toscans.
L'Albergo
Belvedere avait connu deux saisons prestigieuses. Tout le beau monde
avait tenu à étrenner ce qui devait être le must
obligé du tourisme de luxe de la région, à une
époque où le tourisme n'existait que de luxe. Puis un
changement de gouvernement avait retardé indéfiniment la
construction de la ligne ferroviaire. Or c'est elle qui avait
poussé ce promoteur audacieux, politicien averti ou politicien
véreux — c'est selon — à investir dans cette entreprise
les fortunes de ceux qu'il savait appeler ses amis. Faute de train, ce
prestigieux palais s'était avéré un gouffre
financier suffisamment profond pour s'y engloutir lui-même et
entraîner sa fermeture. Comme par enchantement l'eau en avait
perdu ses propriétés thermales; elle n'était
désormais que trop calcaire. Le Docteur Fagotti, un proche du
promoteur, avait failli être exclu de l'ordre des médecins
toscans. L'Albergo Belvedere n'avait pas retrouvé
acquéreur.
Les jardins
à l'anglaise avaient pris le dessus sur les jardins à la
française. et la forêt commençait à
grignoter
les jardins à l'anglaise. Peu à peu les ornières
creusées sur le chemin d'accès par les luxueuses berlines
s'étaient comblées et les ronces avaient tissé
leur
toile d'araignée en travers, rendant difficile même le
passage d'une carriole de paysan attelée à une quelconque
monture. C'est pourquoi Carlo marchait devant l'âne conduit par
sa
femme. A l'aide de sa serpette, il dégageait au mieux le chemin.
On
était en fin avril. Cette année, on lui avait
confirmé le travail des années précédentes.
Il devait monter à l'hôtel, la clé était
jointe au courrier. Il disposait d'une quinzaine pour dégager
les
accès, ouvrir les volets, aérer les pièces,
nettoyer, faire les vitres, vidanger les citernes, effectuer quelques
menues réparations, enfin, mettre la literie — on lui avait
aussi
fait parvenir la clé de la lingerie — dans toutes les chambres
du
premier étage ainsi que dans celle du petit personnel de maison,
en haut, sous les combles. Il lui fallait aussi ouvrir l'eau et
préparer les lampes, en contrôler les délicats
manchons, aussi à l'extérieur sur les lampadaires
ouvragés qui bordaient le grand escalier et l'allée
d'accès.
Ainsi,
semblable en cela au château de la Belle au Bois Dormant, en
l'espace de deux semaines, l'Albergo Belvedere se réveillait,
s'ouvrant d'un volet par-ci puis d'une fenêtre par-là et
l'on pouvait deviner l'évolution du travail en suivant
l'écho des airs d'opéra que sifflait Carlo ou des
vieilles
tarentelles que chantait son épouse quand elle apparaissait aux
fenêtres pour secouer son balai, ses plumeaux ou taper un matelas.
Quand tout
était terminé, Carlo ne refermait que les portes.
C'était le tour d'un gros camion qui grimpait avec peine
jusqu'à l'entrée de service. Sur ses flancs, ses
enseignes
peintes à la ronde annonçaient fièrement: "Otto
Barbo, Décorateur de Théâtre, Piazza de la Scala,
Milan". Pendant une semaine, derrière les grandes baies
voûtées de l'orangeraie et leurs volets
métalliques,
résonnait le bruit des scies, des marteaux et des efforts
coordonnés de plusieurs hommes en action. Ensuite arrivaient les
cuisines et l'intendance.
Dès le
lundi, une grosse voiture noire, d'un modèle ancien, robuste
mais
luxueux, faisait son apparition. Plusieurs fois par jour elle
traversait
le village au-dessous, dans une navette incessante entre le train — la
fameuse ligne de chemin de fer — et l'hôtel.
Avec la
précision des années précédentes, le
vendredi sur le coup de midi une femme très
élégante et bien en chair émergeait d'un joli
cabriolet vert émeraude — le noir était alors la couleur
de presque toutes les voitures. Le léger embonpoint de la
conductrice soulignait son aspect très cordial et accort. Certes
cette femme était belle, mais avant la maturité de sa
beauté, proche de la cinquantaine, ce qui frappait
immédiatement c'est la chaleur de son accueil — ceci même
quand elle ne disait ou ne faisait rien. On devait se retenir à
ne pas se laisser aller contre son sein pour y rechercher cette douce
chaleur que nous avons tous connue à l'aurore de notre vie.
Pourtant le sentiment qui émanait d'elle n'éveillait
aucune angoisse, aucune inquiétude; il était porteur
d'une
paix sereine comme peut l'être quelquefois la paix d'un soir
d'été. C'était, on le voyait bien, la patronne,
c'était Madame. Et Madame allait entrer dans l'hôtel et
faire, en offrant à chacun son sourire, une dernière
inspection pour s'assurer que tout était bien en ordre,
prêt exactement comme elle le voulait et comme elle l'avait
transmis dans des instructions précises. Prêt pour
accueillir ce soir ses hôtes, pour un week-end dont elle avait
tout étudié pour qu'il soit parfait, parfait dans ses
moindres détails, parfait pour cette étrange mission dont
elle s'était elle-même chargée.
Au village,
depuis deux ans les gens savaient maintenant. Dans l'après-midi
déjà, on avait commencé à s'attrouper en
bordure de la route. Les vieux, les premiers, avaient sorti leur chaise
de paille. Ce soir, désertés par leurs chalands, les
commerces fermaient plus tôt. Quand, estompé dans la brume
dorée des premières chaleurs de mai, le soleil rouge
s'était posé sur les collines, la foule était
là, pressée sur le trottoir comme pour voir passer une
course cycliste. Et leur plaisir était tout aussi court. Dans
l'éclair d'un bref passage, derrière les vitres de ces
puissantes machines et la poussière soulevée, ces
spectateurs avides cherchaient à capter les sourires
intrigués et fugaces des jeunes filles radieuses.
Et il en
passait de ces belles voitures, transportant chacune une de ces
apparitions mystérieuses. On le savait maintenant,
jusqu'à
tard dans la soirée. L'obscurité de la nuit chassait les
derniers curieux bien avant que cette ronde ne s'interrompe.
Les
voitures arrivaient, les unes après les autres, mais selon une
cadence si régulière qu'elle ne pouvait être
qu'organisée et prévue. Après avoir grimpé
l'allée centrale où les réverbères à
gaz s'étaient allumés un à un, elles
s'arrêtaient face au grand escalier d'entrée et
immédiatement Madame — la belle femme si douce qui, sur le coup
de midi, avait émergé de la voiture émeraude —
descendait à la rencontre de ses hôtes, les deux mains sur
les hanches de son tailleur étroit, vert lui aussi. Elle les
rejoignait au milieu de l'escalier, là où il
s'élargit en un parvis fait exprès. Elle tendait ses deux
mains à l'homme, souvent âgé, qui accompagnait la
jeune fille et elle lui enserrait l'avant-bras dans un geste si chaud
que souvent le monsieur retenait sa voix, non qu'il fût
embarrassé, mais pour prolonger d'un instant un moment aussi
doux.
— Signore
Commendatore, quel plaisir de vous voir!
Ils
s'étaient toujours déjà rencontrés, au
moins
une fois, c'était une condition sine qua non.
— Madame.
Et l'homme
plongeait dans un baisemain prolongé.
Puis Madame
se tournait vers la jeune fille et l'embrassait en lui passant les bras
autour des épaules, où la jeune fille s'abandonnait
volontiers.
—
Mademoiselle Nilla, si je ne me trompe. Que vous êtes belle — ou
mignonne ou fraîche, disait-elle en se reculant d'un pas. Je suis
sûre que vous êtes faite pour passer un merveilleux
week-end
ici.
Bien qu'elle
ne l'ait jamais vue, Madame savait toujours reconnaître la jeune
fille. Lors de la rencontre préliminaire, le monsieur devait lui
fournir une photo qui permettait à son œil expert
d'éliminer immédiatement certaines candidatures. Elle
inscrivait les autres sous leur prénom, le reste étant
préservé sous un anonymat de façade.
Souvent,
toujours sans doute, la jeune fille ignorait le but de son
séjour
ici. Mais en arrivant au sommet du grand escalier, là où
le tapis vert cédait la place à des kilims afghans, un
détail dont elle n'avait pas forcément conscience, la
mettait sur la piste. Madame avait donné des ordres. Treize des
vingt-huit garçons engagés étaient là. Six
d'un côté de l'entrée, six de l'autre, le
treizième au milieu, prêt à s'avancer pour prendre
le léger bagage de la jeune fille. Tous, le doigt sur le pli du
pantalon, dans un garde-à-vous qui n'avait rien de militaire et
avec ce sourire accueillant et légèrement distant qui
fait
le charme de l'hôtellerie italienne. Treize garçons,
beaux,
jeunes, impeccables dans leur habit noir, la veste boutonnée par
l'unique bouton, le nœud papillon rectifié. Treize
garçons d'hôtel, mais qui différaient des autres
garçons d'hôtel des autres hôtels de luxe, par un
point important: ils ne portaient ni gilet, ni chemise. Ils
étaient nus sous la jaquette, et leur chair, ferme et
juvénile, discrètement musclée, apparaissait
jusqu'à la ceinture de leur pantalon de smoking noir. Mais cette
chaire ils la portaient comme ils portaient l'habit, sans aucun
manquement apparent aux règles de l'hôtellerie de classe;
aussi, cette particularité arrivait-elle à frapper sans
choquer. Elle donnait déjà l'impression de s'inscrire
dans
la plus pure tradition. Le trouble qui saisissait Nilla n'était
pas perceptible dans la pénombre savamment entretenue.
Les
vingt-huit garçons, ils étaient vingt-huit cette
année, comme les vingt-huit jeunes filles attendues,
étaient arrivés à la gare dans la dernière
semaine. C'est pour les amener que la grosse voiture noire avait fait
la
navette. Elle était conduite par le Docteur Pietro D.
Si Madame
avait confié le recrutement des jeunes garçons à
lui plus qu'à tout autre c'est qu'il présentait deux
qualités dont la conjonction était rare et
précieuse. Il était en même temps, médecin
et
homosexuel. En cette période d'idéologie brutale et
trouble, l'homosexualité, qui sous-tendait pourtant tant de
rapports dans l'armée et les formations de jeunesse qui lui
était rattachées, suscitait, quand elle était
manifeste, un rejet extrême et entretenu par le pouvoir. Elle
allait à l'encontre d'une procréation
élevée
au rang de pilier de la nation; sans la protection de Madame,
l'exercice
de la profession serait devenu impossible au Docteur D. Pour le travail
confié, il offrait un atout supplémentaire. Bien
qu'homosexuel, il était éperdument amoureux de Madame,
d'un amour particulier, d'autant plus dévorant que jamais
consommé mais qui garantissait une loyauté sans faille.
Il
faisait ce que Madame lui demandait, sans jamais céder à
la tentation, son homosexualité lui donnant simplement le flair
nécessaire pour réussir le recrutement adéquat, sa
science de médecin lui fournissant les critères objectifs
ainsi que la caution morale nécessaire.
Il
commençait son travail dès le début de l'hiver en
parcourant les régions voisines dans cette lourde voiture noire
que Madame mettait à sa disposition. Il s'arrêtait de
préférence dans les villages ruraux et les petits bourgs
artisanaux. Jamais il ne retournait là où un engagement
avait été conclu l'année précédente.
Ainsi il évitait qu'on lui propose des garçons
déjà attirés par la renommée de la chose.
Son travail devenait chaque année plus difficile et l'obligeait
à quadriller un territoire toujours plus grand.
Pour
préparer son choix, il s'installait quelques heures, voire
quelques jours, à observer la place d'un village, les
cafés s'il y en avait, les écoles ou la paroisse. Ce
n'est
que quand il avait repéré un candidat sérieux et
glané sur lui des renseignements suffisants qu'il allait trouver
la famille. Il ne parlait jamais en premier lieu au garçon, mais
toujours aux parents, en général réunis. Il
était plus facile et plus efficace de traiter directement avec
les deux parents plutôt que séparément.
Il se
présentait toujours:
— Bonjour,
docteur Pietro D., médecin à Florence. C'est un beau
village ici (ou une belle petite ville, ou une remarque sur le temps).
De la sorte, il établissait qu'il parlait sans mission officielle aucune. Un médecin
en mission officielle fait toujours un peu peur. Ils comprenaient aussi
qu'il avait quelque chose à leur demander — à leur
demander et non à leur offrir, ce que les gens acceptent plus
volontiers.
Dans la
conversation, il s'arrangeait pour glisser:
— Pourtant
les temps restent durs, n'est-ce pas? Je pense qu'il ne pleut pas
souvent par ici et que, quand il pleut, c'est de l'eau qui tombe, non
de
l'or?
Ça les
faisait sourire et alors, incidemment, tout en laissant bien voir qu'il
ne les avait abordés que pour en arriver là — à ce
moment-là, ils lui avaient souvent offert quelque chose à
boire, un bicchierino ou un café — il commençait:
— Justement,
j'aurais un travail.
Les gens
disaient:
— C'est qu'on
a déjà tellement à faire, malgré tout.
— Pas pour
vous, pour votre fils.
— Guiseppe?
disait la mère.
Il
connaissait toujours le prénom du garçon avant d'aborder
la famille. Exprès il le rajeunissait un peu:
— Celui qui
doit avoir quatorze ans.
— Quinze,
avec des cheveux noirs comme ceux de ma femme. Guiseppe. C'est
Guiseppe,
notre aîné.
— C'est bien
lui. Et bien, j'aurais un travail. Il levait la main pour ne pas se
laisser interrompre: Oh! pas maintenant. Pour ce printemps, une bonne
semaine. C'est pour cueillir certain fruit. Là il ne pouvait
s'empêcher de sourire: Il ne faut pas trop de force, mais faut
déjà être solide, tout doit être
récolté en six jours. C'est peu, six jours, mais, vous
verrez, c'est bien payé.
Et il
articulait tout de suite un montant. C'était ce que pouvait
gagner un journalier adulte en un mois. Souvent les parents
répétaient à haute voix la somme totale, pour
être sûr d'avoir bien compris.
— Bien
sûr, le trajet en train est aussi payé, vous recevrez le
billet par la poste. Le logement et la nourriture sont offerts. Je vais
moi-même les chercher à la gare.
Si les
parents crochaient, il continuait:
— Mais il
faut que je le voie, que je l'examine. C'est pour ça que je suis
médecin. Vous comprenez, ils doivent être en bonne
santé. La phtisie par exemple, à cause de la contagion.
On
ne veut faire courir de risque à personne.
Si les
parents posaient des questions, il s'arrangeait pour trouver les bonnes
réponses et la femme disait à son homme:
— Eh bien! Va
le chercher!
Le Docteur D.
se levait:
— Je vais
prendre ma mallette.
Il ne
revenait qu'un peu plus tard, comme ça les parents avaient pu
expliquer la chose à leur fils comme ils l'entendaient.
Il tendait la
main au garçon:
— Docteur D.
Le
père donnait une petite tape sur la nuque de son fils:
— C'est
Guiseppe. C'est un brave garçon. Dis bonjour au monsieur. Il est
un peu timide.
Une
timidité qui faisait partie des choses que le Docteur D. avait
remarquées.
— Où
puis-je l'examiner?
Par cette
question, même s'ils n'étaient être jamais
allés chez le médecin, ils comprenaient que le docteur
voulait rester seul pour examiner le garçon. En
général il refusait la cuisine, donnant sa
préférence à une pièce moins
chauffée.
— Pour ce
travail, tes parents t'ont expliqué, je vais devoir t'examiner,
juste m'assurer que tu es en bonne santé. Tu dois te
déshabiller.
Le docteur
plongeait dans sa mallette et y cherchait son stéthoscope.
C'était une manière discrète de mettre le
garçon à l'aise. Il commençait par l'ausculter, un
acte technique et rassurant. En même temps il posait des
questions
générales. Ensuite il lui mesurait le thorax, les biceps,
les cuisses. Ces mesures, qu'il relevait dans son calepin,
permettraient
aussi d'ajuster à l'avance les habits pour le service. Il
observait le développement de la puberté.
— Tu es
déjà un homme, presque. Tu vois, tes testicules, tes
couilles, ont grossi.
Et il
contrôlait, en les palpant, leur volume.
À ce
moment il demandait:
— Tu as
déjà connu une fille? adaptant la formulation au niveau
de
compréhension du garçon.
Il
appréhendait immédiatement l'authenticité de la
réponse. Si la réponse était affirmative, il
terminait rapidement l'examen, le candidat ne serait jamais
convoqué. Par contre s'il avait la conviction que le
garçon n'en avait encore jamais connu de femme, il poursuivait
l'examen et demandait amicalement:
— Ca te
plairait de passer une nuit avec une fille, une fille de ton âge,
une très belle fille?
Selon les
réactions du garçon, il expliquait alors les grandes
lignes de ce que l'on attendait de lui, tout en lui recommandant bien
de
n'en rien dire à personne.
— Tout ceci,
c'est à une condition. Si tu ne la respectes pas, plus de
travail
et tu devras me rembourser cette avance.
Il Iui
tendait une grosse pièce:
—
Jusqu'à ce que je te fasse venir, au mois de mai, tu dois rester
pur. Enfin, je veux dire, tu dois attendre jusque-là pour
connaître l'amour. Compris? C'est d'accord?
Il lui
tendait la main:
— Tu peux te
rhabiller.
Le Docteur D.
était un médecin consciencieux et quand il rencontrait un
réel problème médical, il en parlait aux parents.
Une fois, il avait emmené un des garçons avec lui
jusqu'au
dispensaire le plus proche. Il avait payé de sa poche et il
était revenu périodiquement voir le jeune malade.
Comme chaque
année Madame lui avait demandé vingt-huit garçons
et il avait trouvé vingt-huit garçons. Ils étaient
tous là depuis mercredi au plus tard. Un maître
d'hôtel bienveillant leur inculquait les rudiments d'un service
de
classe; il réussissait à leur transmettre la touche de
distinction gracieuse qui pallierait leur maladresse. Madame savait
s'entourer de personnes de grande compétence, chacune dans son
domaine. Il fallait que cela soit ainsi pour la réussite d'un
tel
projet.
— Vittorio
(encore le prénom juste), montrez la chambre à
mademoiselle Nilla.
Puis elle se
retournait vers le monsieur avant que celui-ci n'ait pu faire plus de
deux pas dans le hall:
—
Voilà. Nous vous attendons dimanche, en fin d'après-midi.
Vous verrez: Mademoiselle Nilla se sera fait le plus grand bien. Bonne
route.
Elle
esquissait un geste, un des garçons descendait ouvrir la porte
de
la limousine. Elle montait tout de suite à la chambre de la
demoiselle, frappait et entrait en même temps. Elle voulait
être sûre de retrouver Mademoiselle Nilla encore debout au
milieu de la pièce, les yeux écarquillés sur ce
luxe, déjà désuet, mais pour elle, insolite.
— C'est joli,
n'est-ce pas? Elle passait une porte: il y a le bain.
Elle ouvrait
les vannes à tête de lion de l'eau chaude et de l'eau
froide.
Puis,
retournant dans la chambre, elle posait sur le lit un peignoir en
éponge blanche:
— Ne vous
rhabillez pas totu de suite. La cure commence par la visite du
médecin. Le Docteur D. passera dans un moment. Prenez tout votre
temps, ce soir, le souper est à onze heures. À
bientôt.
En sortant,
elle lui caressait affectueusement le bras.
Restée
seule, la jeune fille courait voir le bain qui se remplissait
bruyamment
dans l'odeur colorée par les sels en train de se dissoudre. Elle
fermait l'eau.
En se
déshabillant, elle s'arrêtait sur le miroir teinté
qui semblait appartenir aux boiseries. Elle ne pouvait alors
s'empêcher de considérer avec une satisfaction surprise,
comme une fleur mise en valeur dans un vase précieux, ses seins
qu'elle avait petits ou généreux, en forme de pommes ou
de
poires, mais dont la douce fermeté était garantie par
leur
toute jeunesse, son ventre qu'elle avait rond ou plat, ses hanches
qu'elle avait larges ou anguleuses, avec des fesses
démarquées ou au contraire unies aux cuisses, et ce
triangle, déjà fourrure ou simple duvet, frisé,
foncé ou clair et qui disparaissait dans un léger sillon.
Nilla revoyait un instant la peau de Vittorio sous son habit noir.
Peut-être, esquissait-elle une caresse?
Quand le
Docteur D. frappait à sa porte, elle était prête,
attendant, étendue dans son peignoir blanc, feuilletant
vaguement
quelque revue sur l'art de la renaissance ou les verreries de Murano,
curieuse de savoir quel allait être l'objet de la cure.
En sortant de
la chambre, l'examen avait permis au Docteur D. d'obtenir des
réponses satisfaisantes à deux points qu'il était
venu vérifier.
Vers onze
heures, un des garçons passait dans le couloir en agitant
énergiquement une grande sonnette, le repas était servi.
Et Nilla, Caterina, Anna, vingt-huit jeunes filles à peine
écloses, toutes, dans des robes à la somptuosité
nouvelle, descendaient, encore timides mais déjà
curieuses, vers la grande salle à manger vitrée
d'où montait un certain brouhaha.
La table,
unique, ovale, était assez grande pour recevoir les trente
couverts.
Madame
était assise à un bout, le Docteur D., avec son air de
vieux jeune homme, à l'autre. Et les vingt-huit garçons
s'affairaient aux bouteilles, aux assiettes, allant et venant de
l'office par où monteraient les plats, aidant les jeunes filles
à s'asseoir, leur avançant les hautes chaises au placet
de
velours vert.
À
peine installées, les verres de champagne étaient
remplis.
Madame se levait, le silence se faisait, interrompant les conversations
timides qui commençaient à se nouer. Pourtant Madame
venait de faire un geste qui clairement invitait l'assemblée
à ne pas observer un silence trop solennel.
Tenant entre
ses doigts une coupe toujours posée sur la table, elle disait,
d'une voix très douce et très naturelle, comme si elle ne
faisait que poursuivre une conversation:
— Je vous
souhaite à tous — et comme elle insistait sur le mot, les
garçons comprenaient que ce "tous" s'adressait aussi à
eux
et ils lui en étaient reconnaissants — un excellent
séjour
ici. J'espère, je suis sûre, qu'il restera pour vous
tous... Elle parcourait des yeux, lentement toute la salle et les
garçons ressentaient alors une fierté certaine: Un moment
inoubliable, un moment inoubliable et heureux. Vous y repenserez
peut-être comme une promesse de clarté possible dans les
heures plus sombres que vous serez appelées à traverser.
« Avant
que nous ne mangions, pour ce moment heureux, je voudrais que nous
élevions nos verres à la santé du Professeur
Hannibale Bevilacqua. En simple remerciement. Il est si
âgé
que jamais il n'a pu venir ici, à l'Albergo Belvedere. Pourtant
c'est grâce à lui, grâce à ses recherches et
grâce à ses écrits qu'un séjour comme celui
de l'Albergo Belvedere a pu être conçu.
« A la
santé de notre cher Professeur Hannibale Bevilacqua!
Les
vingt-huit filles élevaient leur coupe et y trempaient des
lèvres surprises par le goût nouveau de cette boisson.
Déjà
les garçons revenaient de l'office, chacun poussant devant soi
une petite table roulante, avec une corbeille d'huîtres sur leur
lit de varech. Forts d'une expérience toute fraîche,
acquise la veille lors d'une petite démonstration, les
garçons, debout à côté des assiettes, d'un
geste, d'un mot dit à voix basse ou même en leur tenant un
instant la main, initiaient les jeunes filles à l'art de manger
ces huîtres. Avant d'ingurgiter cette gélatine
tremblotante
et glacée, les filles se lançaient des coups d'œil
interrogatifs, cherchant des encouragements ou regardant comment s'y
prenait Madame ou ce curieux Docteur D. qui les avait visitées
quelques heures auparavant.
Manger des
huîtres est un plaisir que l'on acquière vite et Nilla
maintenant regardait les longues mains fines du garçon, le
couteau d'argent et l'huître brune et rugueuse qu'il ouvrait
à hauteur de table. Dans l'échancrure inférieure
de
la veste, au-dessus du pantalon noir, elle voyait les muscles du jeune
homme se contracter légèrement sous l'effort et les
quelques gouttes d'eau salée, qui avaient giclé,
scintiller sur sa peau mate.
—
Mademoiselle?...
Nilla devait
s'extraire de sa contemplation pour prendre l'huître tendue,
savourant déjà le plaisir de l'huître
dégustée et de l'ouverture de l'huître suivante.
Venaient
ensuite un consommé au porto, avec son jaune d'œuf cru en
surface, des coquilles Saint-Jacques tapissées de caviar
luisant.
Les garçons veillaient à remplir les verres vides, n'y
versant chaque fois qu'un doigt, conformément à la
consigne reçue. Puis la viande, très rouge, les
légumes organisés sur le plat comme les jardins d'un
château de la Renaissance. La conversation prenait un tour
aimable, la retenue des jeunes filles devant ces noces de Cana donnant
à l'ensemble une atmosphère étonnamment
feutrée malgré leur jeunesse mais extrêmement
cordiale et chaleureuse.
Enfin, sur
une feuille de verre transparente, on servait un dessert ornemental.
Deux boules de glaces à la vanille séparées par
une
petite banane, un fruit encore rare en ce temps-là, en
équilibre, sa courbure vers le haut faisaient face à une
figue chaude ouverte dans une conque en chocolat.
Madame savait
trouver le mot juste pour lever toute ambiguïté sans que
rien ne devienne salace. Simplement beau et bon. Elle disait justement:
— Beau et
bon. Une chose belle et bonne.
Les consignes
données étaient strictes. Une fois les filles,
étourdies par ce repas si particulier, remontées
vers leurs chambres respectives, presque sans qu'aucune parole ne soit
encore échangée, les vingt-huit garçons
étaient réunis — c'était aussi une façon de
s'assurer qu'aucun n'avait cédé à la tentation de
s'attarder à l'étage.
Madame louait
alors la qualité du service:
—
C'était très bien. Demain j'attends encore plus de vous,
mais vous verrez, ça sera très beau et très bon.
Bonne nuit, mes amis.
Mes amis!
Elle portait à ses lèvres sa main repliée dans
l'esquisse d'un baiser envoyé.
Le Docteur D.
montait avec les jeunes gens et les regardait se retirer dans leurs
petites chambres. Seul dans le couloir, il poussait un soupir
nostalgique, avant de redescendre.
Madame avait
dit aux filles de ne pas bouger. Vers neuf heures, en habit blanc ce
matin, un nœud papillon vert à même le cou, les
garçons frappaient, chacun à une porte, celle qu'on leur
avait assignée, entraient délicatement et saluaient:
— Buon
giorno, Signorina, disaient les uns.
D'autres
attendaient, dans un respect craintif d'effaroucher par un
réveil
trop brusque celles qui semblaient dormir encore, un pied
émergeant des draps brodés ton sur ton, une pointe de
sein
dépassant de la fine toile de lin, la chemise de nuit
légère qu'elles avaient trouvée, au coucher, sur
le lit. Ouvrant les yeux, à peine, chaque jeune fille
découvrait le sourire et les dents blanches du garçon,
leur plaisir, l'absence de gêne à se trouver presque nue,
belle dans l'abandon du matin, face à ce jeune homme dont elle
ignorait jusqu'au nom et qui, loin de s'éloigner, s'approchait,
tirant avec lui un server-boy de verre et d'argent.
—
Mademoiselle, vous avez tout votre temps, la messe est dans une heure.
Je vous beurre un toast?
Si la jeune
fille faisait signe de s'asseoir, après s'être
étirée sans se soucier des draps, il ajustait les
coussins
et l'aidait à trouver son confort, tous deux souriant et riant
sans rien dire.
—
Café, thé ou un bon chocolat chaud?
Elle
répondait encore par un sourire. Il comprenait et servait un
chocolat. Elle désignait le lit, à côté
d'elle, audacieuse:
—
Asseyez-vous. Moi c'est Albertina.
— Ennio,
Mademoiselle. Je resterai debout.
D'eux-mêmes
ils savaient que, pour l'instant, il leur fallait refuser toute
invitation.
— La messe a
lieu dans la grande chapelle, dans le jardin, en face de
l'entrée. Madame est certaine que vous viendrez. Les cloches
vous
avertiront et vous dirigeront. Mais prenez votre temps, elles sonneront
au moins dix minutes.
Quand elle
avait terminé, le garçon sortait à reculons,
regrettant déjà ce petit déjeuner.
À
l'ultime battement des cloches, les jeunes filles retardataires
s'asseyaient prestement aux places libres des premiers rangs.
Derrière elles, tous les garçons étaient
là.
Puis la cuisine et l'intendance. Et enfin, sur le banc du fond,
Madame et le Docteur D.
L'orgue,
construit à la même époque que les premières
grandes orgues de cinéma, jouait une musique sacrée, mais
si doucement qu'elle paraissait provenir du fond du jardin. Cette
musique, si légère, si bondissante, évoquait
immanquablement le défilé, sur un écran
imaginaire,
de quelques saints, anges ou madones égarés dans un petit
cirque de campagne. Aux dernières notes, le prêtre,
arrivé lui aussi par le fond, s'était avancé vers
l'autel. Personne n'aurait pu jurer qu'il n'était pas lui aussi
entré en sautillant, malgré son âge et la
sécheresse de son corps. Avant de se retourner vers les
fidèles ébahis, il avait ceint son étole blanche
sur sa robe noire, puis il avait fait face à la superbe
assemblée réunie aujourd'hui. Tous avaient
été frappés, dans ce visage que des années
d'ascèse avaient creusé, par un regard qui, malgré
l'obscurité relative des lieux, irradiait autant que celui de
Madame. Personne n'avait alors été surpris que le
prêtre centre son oraison sur l'amour. L'amour, l'amour de Dieu,
bien sûr, mais aussi l'amour des hommes, l'amour des femmes,
l'amour des jeunes hommes pour les jeunes femmes, l'amour des jeunes
filles pour les jeunes gens, l'amour des enfants aussi, et l'amour pour
les enfants et encore, l'amour impétueux de toutes les
bêtes de la création, fruits des amours divins et de
l'amour terrestre.
Il parlait en
termes si simples, si bon enfant et en même temps si truculents
que très souvent un rire argentin fusait dans les rangs.
Même les moments liturgiques arrivaient à entretenir
l'étrange et sereine félicité de la
cérémonie.
Le
prêtre connaissait-il l'objectif de la cure à l'Albergo
Belvedere et savait-il quel destin attendait la plupart de ces jeunes
filles? Son attitude semblait donner une bénédiction
totale au travail de Madame. Sans doute
était-il lui aussi un adepte de ce Professeur Bevilacqua dont
les
écrits avaient bien évidemment été
condamnés par l’Église. Les Accords du Latran bloquaient
pour longtemps toute velléité d'évolution des
dogmes, les ecclésiastiques progressistes devaient museler leur
conscience. Mais ici, en ces jours, à l'Albergo Belvedere...
À midi
un grand pique-nique sur l'herbe était organisé, les
garçons en blanc servant les filles assises en bordure de
grandes
nappes blanches couvertes de nourritures légères,
frugales
et variées. Ils se faisaient discrets, intimidés par
l'imminence d'une mission qui leur était presque connue. Les
filles, soudain redevenues très enfants, riaient et
plaisantaient
comme des gamines contentes, et puis devenaient tout à coup
sérieuses, quand une plaisanterie leur rappelait les propos du
prêtre, tout à l'heure, émues alors par la
bénédiction qu'il avait donnée à l'amour,
cet amour que, sans savoir, elles sentaient tout proche — même
s'il devait être follement fugace et se transformer après
en un travail mécanique et quotidien.
Après
les fruits, Madame réapparaissait et regroupait tout son monde
dans un petit théâtre de verdure, taillé dans les
haies d'un des jardins à la française et
spécialement entretenu sur ses ordres. Les jeunes filles
s'asseyaient sur les gradins, les garçons restaient debout,
derrière.
—
Mesdemoiselles, disait-elle comme elle aurait dit "mes enfants".
Après une petite sieste où vous pourrez vous reposer un
peu — elles n'étaient nullement fatiguées — viendra enfin
la partie de la cure proprement dite, celle pour laquelle on vous a
confiées à moi.
Son sourire
donnait à tous l'impression d'être des poussins dans le
giron d'une bonne grosse poule.
— À
cinq heures, à l'appel de la cloche, en peignoir, vous les
trouverez dans votre chambre, vous vous rendrez aux douches des thermes
de l'Albergo.
« Ah!
que je n'oublie pas: sur vos tables de nuit, il y a une jolie
chaînette avec un médaillon. Sur ce médaillon, un
numéro est gravé. C'est celui de votre chambre. Gardez-le
autour du cou.
«
À tout à l'heure, mes chéries.
Puis elle
emmenait les garçons au jardin potager. En distribuant à
chacun un tablier vert elle les transformait pour deux petites heures
en
jardiniers. Il fallait les occuper et occuper leur corps pour qu'ils
supportent une attente qui autrement aurait par trop
échauffé leurs sens, une attente dont ils savaient la fin.
À cinq
heures moins dix, elle les conduisait elle-même aux vestiaires
des
hommes. Elle leur montrait les grandes serviettes bleu clair, la
chambre
des douches et la piscine d'eau froide, bleu roi.
Ensuite, avec
une sonnette à carillon, elle parcourait le couloir du premier,
suivie aussitôt par les filles trottinant pieds nus sur les
dalles, enveloppées dans leur peignoir, agitées,
inquiètes, mais curieuses et souriantes. Toutes ensemble
derrières Madame, sans un mot maintenant, elles descendaient
à leurs vestiaires, aux serviettes, aux douches et à la
piscine tiède.
— Je reviens
dans quelques minutes.
Madame les
laissait après un clin d'œil complice.
Elle
retrouvait les garçons, tout nus et tendus. D'abord elle les
faisait entrer dans la piscine d'eau froide. Un escalier sur toute la
longueur permettait une entrée progressive. Pour finir, l'eau
s'arrêtait à la taille. Elle les regardait dans leur
nudité et eux, malgré les ondes de désir, se
sentaient flattés, encouragés et en même temps
protégés par ce regard.
— Messieurs,
vous êtes prêts, je le vois. Comme dû, dans un
moment,
mais seulement quand il sera vraiment temps, la promesse que le Docteur
D. vous a faite lors de votre toute première rencontre, sera
tenue. Vous connaîtrez un bonheur simple, le bonheur fou de
devenir des hommes à part entière. Et ceci au moment
même où ces jeunes filles, que vous avez maintenant
apprises à connaître, deviendront, elles, des femmes
complètes.
Madame
marquait là un silence prolongé et continuait:
— C'est
à vous qu'incombe maintenant la réussite de cette
mission.
Mais vous verrez, cette mission ne sera pas difficile, simplement belle
et bonne. Surtout, prenez votre temps, sachez musarder en chemin et
n'arriver au sommet qu'au bon moment, unis à vos compagnes. Elle
se taisait à nouveau un instant: Ce n'est pas difficile, il vous
suffit d'avoir confiance en vous, en elles et en moi. Merci.
« Ce
sont elles qui vous choisiront, mais vous verrez, dans les conditions
présentes, vous ne serez pas déçus, vous
constaterez que le choix qu'elles feront aurait été le
vôtre.
Elle leur
faisait encore quelques recommandations et leur donnait les
dernières consignes puis, désignant une porte au-dessus
de
l'escalier opposé qui permettait de sortir du bassin, elle leur
faisait signe d'aller.
— Chez moi,
on disait toujours, en d'autres circonstances bien sûr, mais cela
reste plus vrai que jamais: "chi va piano va sano".
Dans l'autre
vestiaire, les corps n'étaient plus nus, ils étaient
nappés du brouillard épais des douches qui coulaient
depuis trop longtemps. Il n'y avait que le bruit de l'eau, les filles
émues, sensibles à leur beauté réciproque,
se douchant en silence, toutes ensemble, se lavant les cheveux l'une
l'autre, caressant les longues nattes, sans traces de rivalité,
s'essuyant ou se laissant essuyer.
Elles ne
remarquaient pas tout de suite le retour de Madame, là, à
les regarder d'un regard bon enfant et patient.
—
Voilà, Mesdemoiselles, je vous souhaite de passer un grand
moment, grand, beau et bon. Souvenez-vous de l'oraison du prêtre,
ce matin, de la bénédiction que Dieu a donnée
à l'amour. Quand vous l'aurez trouvé, quand vous aurez
fait votre choix, détachez le petit médaillon qui pend
à votre cou et passez-le sur la tête de l'homme que vous
aurez élu. Il vous suivra, pour votre plaisir et pour le sien,
pour votre bonheur à tous deux et pour notre joie à nous
tous, toutes créatures de Dieu.
Madame venait
d'ouvrir une porte sur un espace obscur et, une à une, les
vingt-huit jeunes filles passaient tout près d'elle, certaines,
inquiètes, se donnant la main. Le tailleur émeraude de
Madame tranchait alors avec la couleur de ces derrières nus qui
la frôlaient, ces jeunes fesses ocres et rondes, roses et dodues,
blanches et plates qui s'estompaient ensuite dans la pénombre de
l'orangerie aménagée.
Les
garçons avaient attendu dans cette obscurité presque
complète, chacun isolé de l'autre, évitant de se
toucher, tant la tension de leur corps était déjà
extrême.
Quand Madame
avait ouvert la porte sur les vestiaires, la lumière les avait
d'abord éblouis, un grand écran de soie blanche les
séparant des filles qui entraient. Et sur cet écran, avec
une précision qui augmentait au fur et à mesure que les
jeunes corps des jeunes femmes se rapprochaient du tissu, les
garçons pouvaient voir la silhouette parfaite de chacune, une
à une, d'abord détachée puis se fondant dans une
masse compacte d'où émergeaient, selon les caprices de sa
mouvance, une coiffure nouée sur un long cou, un menton arrondi
et de profil, des seins, des rondeurs de hanches, une
légère courbe duveteuse et des jambes gracieuses dansant
un ballet silencieux. Dans ce silence ils pouvaient percevoir le
chuchotement étonné des jeunes femmes, se croyant seules
d'abord, puis percevant à leur tour le souffle, quelquefois
court, des hommes, nus eux aussi derrière un écran qui
restait pour l'instant opaque à leurs yeux.
La porte se
refermait sans pourtant les plonger dans l'obscurité. Des lampes
à gaz à la lumière vacillante s'allumaient une
à une du côté opposé. Et, à leur tour
sur la soie, les filles voyaient maintenant les corps des
garçons, plus estompés car la lumière était
plus diffuse mais suffisante pour qu'elles aperçoivent, dans une
intermittence de clair et d'obscur, les hampes qui s'élevaient
du
centre de ces corps. Et ces hampes dressées, étaient pour
plusieurs une première découverte.
Déjà
ces lumières s'éteignaient alors que d'autres, plus loin,
de part et d'autre, s'allumaient, révélant en partie
l'architecture des lieux et éclairant un peu la voûte
élevée du plafond. Alors, tout doucement, la musique
commençait.
L'orangerie
de l'Albergo Belvedere n'avait d'orangerie que le nom et elle n'avait
probablement jamais connu plus de quelques orangers ornementaux. En
fait, cet espace servait de forum, de lieu de rencontre pour les
curistes et, à certaines occasions, de salle de spectacle ou de
festin. C'était un très vaste hall dominé par avec
une impressionnante verrière soutenue par une charpente d'acier
travaillé et peint. Accrochée à l'intersection des
murs et de la voûte, une petite galerie en faisait le tour. Elle
reliait quatre balcons de fer forgé formant des sortes de loges
surplombant le parterre.
C'est dans
cette orangerie que le décorateur de la Scala avait
travaillé pour améliorer, années après
année, la construction conçue par Madame: le labyrinthe.
Un double labyrinthe puisque partagé en deux sur tout son
tracé, séparé par une frontière de tissus,
de tentures, de boiseries, de glaces ou de miroirs où chacun de
leur côté, garçons et filles étaient
guidés au même moment par les jeux de lumière qui
s'allumaient ou s'éteignaient successivement, plongeant le
chemin
parcouru dans l'oubli pour dérouler une partie nouvelle que
l'éclairage faisait émerger du néant.
Par contre,
toujours illuminé dès qu'il avait commencé
à
jouer, suspendu dans le ciel, il y avait l'orchestre. Et,
vis-à-vis, dans la loge opposée, en pleine lumière
pour servir de référence tant spatiale qu'affective, le
Docteur D. et Madame, assis derrière une bouteille de champagne.
Côté jeunes femmes, coté jeunes hommes, à
nouveau, cette présence était vécue comme un
encouragement et une bénédiction.
La musique,
quelques cuivres, une clarinette et un violoncelle, était
là pour moduler le rythme du labyrinthe. Ici comme dans un
orchestre de cirque, le chef jouait en tournant le dos à ses
musiciens, penché contre le garde-fou du balcon, penché
sur le labyrinthe, penché comme il l'aurait été
sur
l'arène à soutenir d'une musique allègre un joyeux
numéro. Ce maestro, Madame avait su le trouver ni trop jeune —
à la vision d'un tel spectacle son ardeur l'aurait alors
emporté — ni trop vieux pour y être encore sensible.
Connaissant le but, la configuration et la durée du parcours,
c'était lui et son orchestre qui devaient contrôler les
déplacements de ces cinquante-six jeunes corps et de ces
cinquante-six jeunes âmes, en travaillant comme une Ariane tirant
sur son fil pour calmer les ardeurs combatives d'un
Thésée
et le freiner dans sa quête d'un énigmatique Minotaure.
Encore une
fois la musique italienne et son répertoire si varié
convenait parfaitement à ce travail. Surtout avec la formation
retenue. Elle a de l'âme, beaucoup d'âme, toute l'âme
du violoncelle ou de la trompette qu'au besoin la clarinette peut
souligner ou moquer et cet humour primesautier et ironique dont on
trouve des traces dans certains films modernes.
L'obscurité
engloutissait la première étape du labyrinthe. Assez loin
devant s'élevait une longue et fine flamme vacillante. Elle les
invitait tous à aller de l'avant, à traverser un espace
qui, lui, restait dans le noir complet. En avançant à
tâtons et l'un derrière l'autre, ils découvraient
un
passage si étroit qu'il leur fallait avancer de flanc. La paroi
interne était faite de tissu noir, velouté, parfaitement
opaque. Pour permettre le passage, elle épousait obligatoirement
le modelé des corps, un modelé qui ne pouvait se voir
mais
qui se sentait, chaque fois que, la curiosité prenant le pas sur
la timidité, un garçon inconnu d'un côté,
une
fille inconnue de l'autre, passait conjointement. Il
s'établissait ainsi un premier contact obligé et
très proche, entre des seins et un torse, un ventre rond et
chaud
et un sexe dur, entre ce sexe et des doigts. Peu à peu,
l'étoffe veloutée s'animait d'une vie peuplée de
mains qui, l'audace venant, se cherchaient. Quelquefois une des jeunes
femmes se retrouvait prise entre deux corps dans les plis d'un tissu
soudain vivant, ou un des hommes, affolé de plaisir, sentait
contre lui le poids d'une multitude de seins.
Le labyrinthe
animé relâchait enfin sa surprenante étreinte,
l'éclairage se modifiait encore. À travers des glaces,
les
lampes devenaient perceptibles de part et d'autre. Grâce à
ces lampes, les jeunes gens découvraient au travers de ces
vitres, les filles, dans leur nudité éclairée.
À leurs regards à elles, ils comprenaient qu'elles aussi
les voyaient. Avant d'oser se regarder vraiment, ils cherchaient dans
les yeux de Madame, là-haut sur son balcon, une approbation
qu'ils se savaient acquise. La fascination était trop grande
pour
qu'ils s'étonnent tout de suite que, dans les mouvements des
corps, soudain les hanches quittent la poitrine, laissant cette
poitrine
flotter un instant dans le vide pour se retrouver ensuite sur d'autres
hanches, plus rondes et plus roses et pour qu'aussitôt, la
tête, fière, s'en aille de son côté. Il leur
fallait un temps pour saisir enfin qu'ils se trouvaient pris dans un
jeu
de miroirs où, selon les caprices du hasard, se formait un corps
complet, corps qui pouvait n'être qu'un, comme il pouvait
être trois: une tête pleine d'une femme aux cheveux blonds,
les seins coniques d'une femme à la peau très brune et de
larges hanches très blanches avec une toison très noire
et
fournie. Par ce jeu de miroir il arrivait même (ce qui permettait
à tous de bien voir tout en se sachant bien vu) qu'un corps de
femme ait soudain un sexe d'homme ou qu'un homme ait soudain une belle
poitrine bien ronde.
En outre,
dans ce palais des glaces, certains éléments de verres
manquaient. Petit à petit, très prudemment et lentement,
c'est les mains en avant que l'on se déplaçait et c'est
ainsi que commençaient de furtives rencontres. Les filles les
premières s'étaient mises à poser leurs
lèvres sur les verres qui en principe s'embuaient
légèrement, mais qui, quelquefois, répondaient
avec
douceur et chaleur. Les couples qui ainsi s'embrassaient soudainement,
savaient que les corps qui les formaient ne leur appartenaient pas
forcément.
Les mains
sous le menton, les coudes appuyés sur la barrière de fer
forgé, Madame avait toujours suivi ces jeux, faits de surprise,
de recherche et d'approche, avec une joie presque enfantine. Il lui
était arrivé parfois de pousser de petits cris, comme
ceux
qu'aurait poussés un enfant ravi et fasciné par un
spectacle nouveau. Souvent le docteur suivait ce qui se passait sur ce
visage plutôt que de se laisser directement séduire par un
jeu qui pourtant ne pouvait laisser insensible aucun homme, même
si celui-ci différait dans ses goûts de la norme
établie. En la regardant elle, c'est son plaisir à elle
qu'il buvait, avec un sentiment de pureté simple, celui qu'ont
certains parents lorsqu'ils accompagnent leurs enfants au petit
théâtre.
Pourtant
cette année, il voyait ce regard s'embuer et s'aller perdre
au-delà des lumières qui éclairaient les corps des
jeunes gens, se perdre quelque part au-delà de
l'obscurité. Il découvrait alors une fatigue qu'il avait
crue impossible sur un tel visage.
— Margherita,
quelle est cette tristesse? avait-il demandé avec son audace de
timide.
Elle semblait
ne pas l'avoir entendu. Elle avait pris son verre, y avait fait couler
lentement le champagne, sans regarder ce qu'elle faisait, sans
détourner son regard de ce noir lointain qu'elle fixait. Elle
avait appuyé la coupe glacée sur sa joue et elle
s'était mise à parler, comme si ce long silence
était déjà un élément de sa
réponse:
— Je n'avais
que quinze ans... et déjà ces formes pleines que vous me
connaissez, une plénitude qui ne faisait alors que poindre sous
la peau, comme un fruit. Je n'avais que quinze ans, mais, comme ces
vingt-huit jeunes filles, j'étais déjà prête
à devenir une femme. Impatiente aussi. Las! À cette
époque les garçons de mon âge n'étaient
encore que des gamins. Et les autres, les hommes, étaient loin.
Au village il ne restait que nous les femmes, les vieillards et les
gamins. Je me souviens. Ils étaient arrivés par la
montagne, abordant par le chemin du haut. On les avait pourtant vus de
loin. On n'avait d'abord pas bougé et quand on s'était
mis
à le faire, après les premiers cris, c'était trop
tard. J'avais coupé entre deux maisons, je pensais me cacher
dans
les champs. Mais je m'étais trouvée nez à nez avec
lui. Il n'était pas plus grand que moi, cheveux blonds
très courts, yeux bleus, un peu de barbe qui ne
nécessitait pas encore un rasage quotidien. Ils étaient
tous fatigués. Il m'a saisi le bras, avec force, avec de
l'autorité plutôt, mais il a fait un geste étrange:
il a posé son doigt sur sa bouche et il a fait:
«— Chut!
«J'ai
compris qu'il ne voulait pas que je crie, qu'il ne fallait pas que je
crie et je n'ai pas crié.
En bas, plus
ils avançaient et plus les lumières faiblissaient, plus
les verres devenaient opaques, remplacés peu à peu par
des
panneaux de bois dans lesquels s'ouvraient de fines découpes.
Seules éclairées maintenant, elles encadraient alors une
bouche cherchant sans pouvoir l'atteindre une autre bouche, une main
fine tendue en vain vers un sexe dressé exactement dans l'axe
d'une serrure, deux fesses rebondies formant une croix dans un petit
vitrail. Puis le labyrinthe se transformait encore, n'offrant plus
qu'une fente unique, horizontale, que l'on parcourait, ravi, deux par
deux, deux bouches inconnues, même si certains croyaient
déjà se reconnaître, délicieusement
soudées l'une à l'autre pour ce bout de chemin.
Mais cette
fois Madame était bien au-delà du labyrinthe; le docteur
n'était même plus sûr qu'elle le sache encore
à ses côtés.
— Il a
repoussé les cheveux qui me tombaient sur le visage. J'avais les
cheveux longs, il m'a regardée avec une amorce de sourire,
quelque chose de très doux. Puis il m'a poussée,
tranquillement, jusqu'à une sorte de petit grenier, quelques
dizaines de mètres plus loin. On est entré. Il a
refermé la porte. Il me tenait toujours et son poignet sur mon
poignet me faisait mal. Il m'a lâchée. On était
debout. On était face à face. À bout de bras, il
s'est mis à me peigner les cheveux autour de l'oreille. Puis il
a
posé une main sur ma nuque et, avec la paume de son autre main,
il a parcouru mon visage. Effleuré. Effleuré mes
lèvres, lentement, très lentement, doucement, très
doucement. Mes lèvres étaient dures et crispées.
Tant qu'elles ont pu. Mais, pour finir, elles se sont faites douces et
chaudes. Elles se sont même entrouvertes. Alors il a souri, un
sourire encourageant. Il a approché son visage, il a
approché ses lèvres, sans me toucher, si ce n'est par son
haleine qui sentait un tout petit peu le tabac. À leur tour
elles
ont parcouru mon visage, puis mon cou, puis le tissu de ma chemise. Il
s'était agenouillé, je sentais la chaleur de son souffle
qui gagnait l'extrémité de mon sein et
l'extrémité de mon sein qui montait dans ma chemise,
comme
si elle voulait rejoindre la bouche du soldat. Il ne me touchait
toujours pas. Je me suis mise à mon tour à peigner ses
cheveux courts sur sa nuque. Il s'est laissé faire, longtemps.
Enfin il s'est relevé, il a enlevé sa veste, puis sa
chemise, sans la déboutonner. Il était maigre, je voyais
ses muscles. Sa peau s'était contractée comme s'il avait
froid. Il n'avait pas froid. Il me regardait lui aussi. Il ne faisait
rien, il attendait. J'ai ouvert ma chemise et je l'ai lancée par
terre. Il a dénoué ma robe et fait glisser mon jupon.
J'étais nue. Il regardait mes hanches larges et rondes. Je lui
plaisais, il était beau. J'ai fait tomber son pantalon et son
caleçon. Il a extirpé ses pieds de ses chaussures
lâches, j'avais quitté mes sabots, nous étions nus.
Maintenant nos corps se touchaient, nos mains s'étaient
rencontrées. J'ai collé mes lèvres sur les
siennes,
sans bouger, nous sentir simplement, mes seins le brûlaient, son
sexe brûlait contre le mien, dur et chaud sur le mien qui
fondait.
On est tombé. Par terre il y avait du blé, en grains,
nous
nous sommes coulés dedans. J'ai écarté les jambes,
je lui tenais toujours les mains. J'ai senti un instant de douleur, une
petite douleur délicieusement chaude, sans bouger,
c'était le blé qui bougeait, c'était ma chaleur
qui
bougeait, c'était nos respirations qui faisaient couler le
blé, c'était le soleil qui, entrant par la fenêtre
empoussiérée, faisait bouger nos ombres et qui soudain
nous a fait basculer dans un bercement infini et qui nous a
apaisés. Quand enfin j'ai émergé, je l'ai vu qui
riait, sans bruit, et d'un rire heureux. Il s'est relevé assez
vite. J'ai voulu moi aussi me lever, il a fait un geste, il a dit une
parole. En quelle langue? je l'ignore encore, mais son geste disait:
dors maintenant petite femme. Il a ramassé ses habits, il les a
enfilés rapidement, il a esquissé un demi-sourire et il
est sorti, sans se retourner. Il a refermé la porte.
« Il
avait voulu que je dorme un peu. J'aurais dû l'écouter et
dormir. J'ai pris mes habits. C'est alors que j'ai entendu que dehors,
depuis longtemps, il y avait des cris et des pleurs aussi. Quand je
suis
retournée dans la rue, j'ai vu encore quelques soldats qui
partaient à la hâte. Juste devant moi une vieille — elle
était trop vieille, ils l'avaient épargnée —
pleurait agenouillée sur le corps de sa fille, morte, presque
nue
encore. Il y avait aussi Paola qui marchait, marchait comme marchent
les
fantômes sans doute, avec de longues traînées
crasseuses qui lui descendaient le long des jambes. A côté
de la fontaine, j'ai trouvé ma sœur, d'un an mon
aînée, accroupie. Elle s'était inondée
d'eau,
pour se laver sans doute. Elle grelottait.
Dans le
labyrinthe, le parcours des filles s'était élargi en une
salle ronde avec en son centre un banc circulaire fait de deux simples
lattes de bois poli. Les murs de la pièce, constitués de
petits écrans contigus formant des facettes
éclairées par-derrière, révélaient
à nouveau les silhouettes des garçons. Sous l'impulsion
de
la musique et de leur propre jubilation, ils passaient en courant de
plus en plus vite, montant et descendant sur le sol ondulé,
emportés dans le rythme de cette interminable valse viennoise
par
l'orchestre qui jouait sur un tempo de plus en plus endiablé.
Cela donnait un tourbillon de danseurs ivres, recréant les
images
saccadées du cinéma muet. Et les filles, une à
une,
saoules elles aussi, se laissaient tomber, étourdies, sur le
banc au centre de la salle.
La musique
baissait très lentement, comme les lumières, et
enchaînait un très lent et très exotique
boléro. Les filles, un instant lasses, ne réalisaient pas
immédiatement que la lumière venait maintenant de sous
leur banc. Mais elles distinguaient, montant avec cette lumière,
des chuchotements et des respirations. En se penchant un peu, elles
apercevaient les garçons, sous elles, qui les regardaient et qui
essayaient, de leurs doigts tendus, de les caresser. Chacune comprenait
qu'assises comme elles l'étaient, elles offraient, bien en vue,
le doux sourire rose de leur sexe. Et, au plaisir qu'elles
ressentaient,
bouillant en elles, au souffle des garçons qu'elles croyaient
percevoir, elles sentaient sourdre de leur propre sexe, captives dans
les poils, des milliers de petites gouttes de rosée. Elles se
sentaient comme autant d'anémones s'offrant après la
pluie.
Avec un geste
rapide et circulaire sur le labyrinthe en dessous d'eux, Madame,
s'adressant directement au docteur, avait expliqué:
— Si j'ai
fait ça ici, ce n'est pas parce que j'ai rencontré le
Professeur, c'est parce que je l'ai cherché. Depuis ce jour de
printemps de cette année-là. Depuis ce jour, je cherche
quelque chose. Et ce quelque chose, je l'ai enfin trouvé en
découvrant l'œuvre du Professeur.
«Après
la guerre — notre père n'en était jamais revenu — il a
fallu manger, nourrir les petits frères, alors Anna, moi, bien
d'autres du village, nous sommes descendues faire des sous à la
ville.
“ Pourtant
moi, pendant toutes ces années où j'ai fait la putain —
et
parmi toutes ces putains, mes sœurs, j'étais probablement bien
la
seule — j'étais quelque part heureuse. Grâce à mon
petit soldat. Heureuse de ce petit bonheur que j'arrivais à
transmettre à mes clients, même à la pire brute.
Heureuse aussi de ce que mon petit bonheur apportait aux autres
putains.
En me voyant, elles savaient que quelque chose resterait toujours
possible. Je cherchais comment exploiter cette lumière folle que
m'avait laissée ce petit soldat. Comment la mettre à
jour,
comment la partager avec celles qui, à leur tour, et par la
triste force des choses, allaient devenir putains. C'est cette
recherche qui m'a conduite vers les livres de Bevilacqua; pas le
hasard.
D'abord j'ai lu "Heuristique sexuelle" et puis surtout "Prostitution
qualitative". Ensuite je suis allé trouver le Professeur,
à Parme. Nous avons longuement échangé — il
était pourtant déjà très sourd.
Madame
s'était tue. Elle, qui d'habitude parlait peu, avait tout dit.
Elle avait posé sa main sur celles du docteur, sur la petite
table d'ébène incrustée. Il y avait dans ce geste
beaucoup de tendresse. Elle lui souriait comme pour s'excuser de
s'être ainsi dévoilée. Le docteur était fier
du réconfort qu'elle cherchait maintenant en lui.
Les
lumières baissaient encore une fois, les laissant tous un long
moment dans une pénombre presque complète pour
entraîner ensuite les filles dans une autre salle ronde et
conduire les garçons, par l'extérieur, dans son pourtour.
Ce pourtour était constitué de petites cabines, tendues
de
tapisseries et ouvertes sur le centre. Les ouvertures alternaient, une
fois en haut, une fois en bas, et ainsi de suite sur le
périmètre de la salle, tout au long des vingt-huit
cabines. La musique, toujours plus douce, se taisait. C'était
l'heure du choix. Mais les femmes n'allaient choisir leur premier homme
qu'en fonction de sa tête ou qu'en fonction de son corps, selon
le
hasard des ouvertures. Ce labyrinthe étant placé sous le
double signe du sexe et du jeu, personne ne prenait ça pour une
vexation, mais bien comme une subtilité nouvelle et ultime pour
exacerber le plaisir.
Une à
une, peu à peu, sans se presser, sans conflits, en silence,
décidée selon son tempérament et satisfaite de son
choix, chaque jeune fille passait son médaillon, qui au cou de
l'élu, qui autour de sa verge, les couples ne se connaissant
alors qu'un instant, l'instant d'un tête-à-tête ou
d'un corps à corps, dans l'imminence de se connaître en
entier, de se connaître totalement, quelques heures, d'une
connaissance unique qui ne se répéterait jamais. De se
connaître enfin quand les garçons, lâchés
libres hors du labyrinthe, quelques longues minutes après que
les
filles se soient envolées nues dans les couloirs, rejoignent
dans
leur chambre, guidés chacun par leur médaillon, celle qui
les avait choisis.
Sur toutes
les chambres, les portes s'étaient maintenant refermées,
laissant à eux-mêmes ces couples qui venaient de se former.
— Allons,
descendons maintenant.
Madame avait
gentiment entraîné le Docteur D. vers les salons du rez,
où ils étaient restés ensemble pendant les longues
heures de la nuit, comme si rien ne sortait de l'ordinaire. Ils avaient
à nouveau commenté d'un ton légèrement
badin
les petites particularités des jeux de ce soir, les
découvertes et les caractéristiques de la volée de
cette année, presque un peu crûment comme des œnologues
commentent le bouquet du vin nouveau.
Mais pendant
tout ce temps pourtant le docteur s'était demandé ce qui
avait fait ressurgir de façon si vive et si douloureuse des
souvenirs tus si longtemps. La réponse précises ne devait
arriver que le surlendemain, à nouveau de manière aussi
claire que soudaine.
Les
garçons savaient que des server-boys tout prêts les
attendaient aux cuisines. Durant toute la nuit, on voyait passer,
courant, pieds nus, ces nouveaux hommes que l'amour avait
affamés, ou qui avaient affamé leur compagne.
Hors-d’œuvre
froids, viandes légères, coupes de fruits ou sorbets et
des boissons chaudes que le personnel entretenait pour les premiers
petits déjeuners du matin. Ils avaient tout leur temps, la messe
n'aurait lieu qu'à onze heures. Madame avait obtenu des
garçons que leurs premiers ébats aient lieu sur le lit et
qu'au matin ils laissent leurs amies descendre avant eux. Afin qu'avant
de les rejoindre, ils mettent aux fenêtres les draps de leurs
amours. Ainsi, dans la lumière éclatante de ce chaud
soleil de mai, la façade de l'hôtel, avec ses vingt-huit
fenêtres ouvertes peu à peu, se transformait en une
immense
bannière blanche, constellée de vingt-huit étoiles
rouges. Ce rouge avait l'éclat du bonheur, c'était une
réponse insolente et joyeuse aux tristes croix noires sur fond
sanglant que l'on commençait à voir fleurir partout;
même ici, dans cette si douce région d'Italie.
Et quand, au
sortir de la messe, accompagnées sur le parvis de
l'église
par le prêtre pour une dernière et dominicale
bénédiction, les jeunes femmes découvraient
à leur tour cette superbe bannière, dont chacune d'elles
avait brodé pendant la nuit une des étoiles, rien ne
pouvait empêcher l'explosion d'un hourra joyeux. Peu importent
les
applaudissements qui couvraient les paroles du prêtre; ses propos
ne pouvaient être qu'à l'unisson de la
sérénité du moment. Des coupes de champagne
circulaient, un toast était porté à Madame, et
Madame annonçait un grand buffet servi sur la terrasse. Chacun
avait quartier libre jusqu'à quatre heures.
On pouvait
voir les couples graviter ponctuellement autour de la longue table
chargée ou disparaître dans les mille recoins du jardin ou
retourner dans les chambres, dans la formation de la nuit ou
recréés selon une autre harmonie.
À
quatre heures les filles retournaient à leurs chambres. Elles
devaient se préparer. Apparaissait alors sur leur visage un
petit
air nostalgique qui ne les quitterait peut-être plus. Cette
nostalgie leur tiendrait lieu de bonheur, ou leur servirait, tout au
moins, d'espoir.
Quand les
voitures arrivaient à nouveau, les garçons, reprenant
leur
office premier, retenaient les messieurs en bas du grand escalier
d'entrée. Mais sachant maintenant qui étaient ces
messieurs, la qualité de leur service affichait une froideur
plus
que glaciale.
Madame
gardait la jeune femme, qu'on était venu chercher, quelques
instants vers elle, dans un petit salon jouxtant l'entrée. Elle
trouvait les mots justes pour conclure cette cure et, connaissant ou
devinant les particularités de l'immédiat avenir de
chacune, elle disait ce qu'il fallait pour que la jeune femme garde en
son cœur le secret de ce week-end comme une petite flamme
inextinguible.
Comme celle que le petit soldat avait allumée en Madame en la
violant — puisque viol est le mot qui convient normalement aux soldats
en campagne.
Jusqu'à
tard dans la soirée, le ballet des belles voitures reprenait.
Les visages entrevus un instant aux fenêtres des berlines
paraissaient plus beaux et radieux qu'ils n'étaient à
l'aller, deux jours plus tôt.
Le lundi, le
Docteur D. recommençait sa navette vers à la gare,
descendant cinq ou six garçons à chaque train, les autres
attendant leur tour, désœuvrés maintenant et presque
pressés de partir. Madame les embrassait un à un,
longuement, d'une embrassade toute maternelle maintenant, puis elle se
penchait à l'intérieur de la voiture et, en quelques
mots,
elle leur disait quelle responsabilité nouvelle ils avaient et
quelle espérance elle voyait en ces deux jours pour une
transformation radicale des relations entre les femmes et les hommes
qu'ils étaient devenus, transformation qui allait se
répercuter aussi, elle en était sûre, dans les
relations amoureuses professionnelles. Et tous la comprenaient,
maintenant qu'ils savaient quel devait être le destin de leur
compagne d'un jour.
La
dernière voiture partit dans la nuit quand on commence à
n'entendre plus que les grillons, avec la lune qui se levait
derrière les cyprès. Madame, sur la terrasse, leur avait
longtemps fait signe, en agitant son mouchoir. Le docteur l'avait
retrouvée à son retour, toujours appuyée à
la rambarde de pierre. Il était venu tout près d'elle et
l'avait regardée, étonné. La lune éclairait
son visage, elle avait pleuré.
— Pourquoi?
Pourquoi, Margherita?
— Ils sont
partis, ce sera la dernière année.
— Comment?
— Les
prochaines jeunes filles, et aussi les autres garçons, à
l'avenir, connaîtront l'amour dans des toutes autres conditions.
Le temps est lourd et proche. La folie destructrice des petits tyrans
est en place, celle du vilain caporal ou du nôtre. Elle va se
répandre sur le pays. Très vite et très
bientôt. Demain, c'est à la boucherie qu'on apprendra
l'Amour!
Le Docteur D.
avait ouvert les bras et elle était allée se pelotonner
contre lui. Le docteur lui avait caressé les cheveux, cherchant
à la consoler comme il aurait consolé une enfant
désespérée.
Madame avait
raison, il n'y eut pas d'autres week-ends. L'Hôtel disparut trois
ans plus tard, détruit dans l'explosion d'une bombe perdue,
larguée, par erreur, par une des premières forteresses
volantes américaines.
***
vers les autres
textes >>>
©Olivier Sillig, textes et images, tous
droits de reproduction réservés.