Silvia Ricci Lempen, Kazerm, recension spontanée 

Kazerm, d’Olivier Sillig

 

A la suite d’un déluge universel,  l’habitat des humains et des bêtes n’est plus qu’une immense étendue de boue visqueuse, infiltrée par des épanchements d’hydrocarbures, où ne surnagent que des cadavres disloqués et des débris d’objets, de véhicules, de machines. Sept personnes, poussées par la faim et encore plus par la soif, quittent le bâtiment où elles avaient trouvé refuge et entreprennent de se déplacer, sans but précis. Six hommes et une femme, presque tous réunis seulement par le hasard. La plupart sont pourvus de connaissances scientifiques ou techniques, tous sont plutôt jeunes et en bonne santé, mais on s’aperçoit vite qu’il leur manque quelque chose pour donner un sens à leur errance dans ce monde hostile : la volonté de coopérer, de s’entraider, de reconstituer une communauté de vie.

 Ils marchent sans savoir où ils vont, sous une couche de nuages de plomb qui cache en permanence le ciel et le soleil – sauf quand une nuit se produit une éphémère déchirure où étincelle une unique étoile, vite disparue. Se haïssant entre eux de plus en plus, de plus en plus insensibles à leur propre cruauté, assoiffés de pouvoir personnel, incapables de tirer des plans et de les réaliser ensemble pour améliorer au moins un peu leur condition précaire, chemin faisant, inexorablement, ils se dépouillent, en même temps que de leurs vêtements, de leur humanité. La seule femme du groupe – aussi représentative que les autres, au féminin, de l’indignité générale – est utilisée collectivement pour le seul projet commun du groupe, tenter d’assurer la perpétuation de l’espèce. On la laissera mourir, et quelques autres seront aussi tués. Ils ne seront plus que trois lorsqu’ils arriveront à l’emplacement de ce qui était, dans le monde d’avant, une exploitation minière à l’architecture fantasmagorique, occupée par d’autres survivants, contre lesquels  les nouveaux arrivants, avant même de tenter de communiquer avec eux, vont engager une lutte à mort…

 Malgré quelques touches de modernité, l’ambiance du roman est médiévale plutôt que futuriste, mais peu importe finalement, ce dont nous parle Olivier Sillig, c’est de la civilisation Sapiens en général (terme sans doute préférable à celui, fumeux, de nature humaine), sur laquelle il jette un regard résolument pessimiste. Cependant, comme l’unique étoile apparue une nuit dans le ciel, il y a aussi dans le roman un autre groupe de survivants, qui à force de solidarité et d’humanisme sont parvenus à reconstruire un village, des liens sociaux et affectifs, un semblant d’activité économique. Elles et ils vont recueillir John, rescapé de la violence du groupe des sept, et le nouveau-né affamé de la femme morte, qui sera nourri au lait de jument.

 Les bonnes histoires, c’est bien connu, se font avec les mauvais sentiments, et cette partie du roman est forcément moins impressionnante que le récit des turpitudes des anciens compagnons de John. Ce n’est pas par hasard que le paysage désolé et sinistre, le ciel oppressant, y sont moins présents. Toutefois, l’auteur réussit excellemment à ne pas faire dans la guimauve, en particulier avec l’histoire de John, aveugle et dépourvu de tout, qui trouve la force de sauver le bébé grâce à la pulsion vitale que lui transmet ce petit corps. Une histoire pas totalement nouvelle dans l’œuvre d’Olivier Sillig, dont on trouve une autre version dans son roman Skoda, apparemment profondément enracinée dans l’imaginaire de l’auteur.

 La fin de Kazerm, à la fois féroce et parcourue d’une très mince filet d’espoir, plonge les lecteurs dans ces «limbes» de l’avenir, région physique et mentale instable et indéfinie où se déroulera, une centaine d’années plus tard, l’histoire de Bzjeurd  – que l’auteur a écrit, en fait, en premier, et qui est présenté avant Kazerm dans le volume. Une manière de dire que le temps ne s’écoule pas toujours benoîtement à l’endroit.

 S’agit-il d’une dystopie, genre très à la mode en ce moment ? De science-fiction ? Historiquement impossible à situer, Kazerm flotte dans une glaçante universalité. C’est un tour de force. Il nous renvoie cependant aussi à la difficulté de construire un monde imaginaire sans réactiver certains stéréotypes du monde que nous connaissons. Ainsi, Kazerm est une histoire de mecs, où les personnages féminins n’échappent pas à la dualité millénaire de la maman et de la putain. C’est probablement inévitable, dans la mesure où nous savons désormais que, contrairement à ce que pensait Freud,  l’inconscient des écrivains, des écrivaines et de tout le monde, est bel et bien une construction historique et pas une propriété immuable de l’espèce.

Silvia Ricci Lempen

25.11.2021

 

     


 

 

 

 

 

 

V:17,3,22