Kazerm, d’Olivier
Sillig
A la
suite d’un déluge universel, l’habitat des humains et des
bêtes n’est plus qu’une immense étendue de boue visqueuse,
infiltrée par des épanchements d’hydrocarbures, où ne surnagent que des
cadavres disloqués et des débris d’objets, de véhicules, de machines.
Sept personnes, poussées par la faim et encore plus par la soif, quittent le
bâtiment où elles avaient trouvé refuge et entreprennent de se déplacer, sans
but précis. Six hommes et une femme, presque tous réunis seulement par le
hasard. La plupart sont pourvus de connaissances scientifiques ou techniques,
tous sont plutôt jeunes et en bonne santé, mais on s’aperçoit vite
qu’il leur manque quelque chose pour donner un sens à leur errance dans
ce monde hostile : la volonté de coopérer, de s’entraider, de
reconstituer une communauté de vie.
Ils
marchent sans savoir où ils vont, sous une couche de nuages de plomb qui
cache en permanence le ciel et le soleil – sauf quand une nuit se
produit une éphémère déchirure où étincelle une unique étoile, vite disparue.
Se haïssant entre eux de plus en plus, de plus en plus insensibles à leur propre
cruauté, assoiffés de pouvoir personnel, incapables de tirer des plans et de
les réaliser ensemble pour améliorer au moins un peu leur condition précaire,
chemin faisant, inexorablement, ils se dépouillent, en même temps que de
leurs vêtements, de leur humanité. La seule femme du groupe – aussi
représentative que les autres, au féminin, de l’indignité générale
– est utilisée collectivement pour le seul projet commun du groupe, tenter d’assurer la perpétuation de l’espèce.
On la laissera mourir, et quelques autres seront aussi tués. Ils ne seront
plus que trois lorsqu’ils arriveront à l’emplacement de ce qui
était, dans le monde d’avant, une exploitation minière à
l’architecture fantasmagorique, occupée par d’autres survivants,
contre lesquels les nouveaux arrivants, avant même de tenter de
communiquer avec eux, vont engager une lutte à mort…
Malgré
quelques touches de modernité, l’ambiance du roman est médiévale plutôt
que futuriste, mais peu importe finalement, ce dont nous parle Olivier
Sillig, c’est de la civilisation Sapiens en général (terme sans doute
préférable à celui, fumeux, de nature humaine), sur laquelle il jette un
regard résolument pessimiste. Cependant, comme l’unique étoile apparue
une nuit dans le ciel, il y a aussi dans le roman un autre groupe de
survivants, qui à force de solidarité et d’humanisme sont parvenus à
reconstruire un village, des liens sociaux et affectifs, un semblant
d’activité économique. Elles et ils vont recueillir John, rescapé de la
violence du groupe des sept, et le nouveau-né affamé de la femme morte, qui
sera nourri au lait de jument.
Les
bonnes histoires, c’est bien connu, se font avec les mauvais
sentiments, et cette partie du roman est forcément moins impressionnante que
le récit des turpitudes des anciens compagnons de John. Ce n’est pas
par hasard que le paysage désolé et sinistre, le ciel oppressant, y sont
moins présents. Toutefois, l’auteur réussit excellemment à ne pas faire
dans la guimauve, en particulier avec l’histoire de John, aveugle et
dépourvu de tout, qui trouve la force de sauver le bébé grâce à la pulsion
vitale que lui transmet ce petit corps. Une histoire pas totalement nouvelle
dans l’œuvre d’Olivier Sillig, dont on trouve une autre
version dans son roman Skoda, apparemment profondément enracinée dans
l’imaginaire de l’auteur.
La
fin de Kazerm, à la fois féroce et parcourue d’une
très mince filet d’espoir, plonge les lecteurs dans ces «limbes» de
l’avenir, région physique et mentale instable et indéfinie où se
déroulera, une centaine d’années plus tard, l’histoire de Bzjeurd
– que l’auteur a écrit, en fait, en premier, et qui est présenté
avant Kazerm dans le volume. Une manière de dire que le temps ne
s’écoule pas toujours benoîtement à l’endroit.
S’agit-il
d’une dystopie, genre très à la mode en ce moment ? De
science-fiction ? Historiquement impossible à situer, Kazerm
flotte dans une glaçante universalité. C’est un tour de force. Il nous
renvoie cependant aussi à la difficulté de construire un monde imaginaire
sans réactiver certains stéréotypes du monde que nous connaissons. Ainsi, Kazerm
est une histoire de mecs, où les personnages féminins n’échappent pas à
la dualité millénaire de la maman et de la putain. C’est probablement
inévitable, dans la mesure où nous savons désormais que, contrairement à ce
que pensait Freud, l’inconscient des écrivains, des écrivaines et
de tout le monde, est bel et bien une construction historique et pas une
propriété immuable de l’espèce.
Silvia Ricci Lempen
25.11.2021