LA LIBERTÉ / 11.12.2021

 


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Dans la fange de l’après

Olivier Sillig 

Pur joyau postapocalyptique, Bzjeurd est réédité aux côtés d’un roman inédit qui en esquisse les prémices. Plongée dantesque dans un monde d’absurdité boueuse.

   

le Linerté du 11.12.21

    Le Déluge annoncé a coupé le temps en deux. Il y a l’avant, cet aujourd’hui inquiet, hanté par les collapsologues de librairie que tout le monde lit, par les climatologues réchauffistes que personne n’écoute. Et il y a l’après incertain, territoire anticipé par les explorateurs de l’imaginaire, chantres des décombres, bâtisseurs de dystopies, poètes de la Terre brûlée. Registre postapocalyptique en vogue depuis Le Dernier Homme de Mary Shelley (1826) au moins, sans cesse réinvesti dès lors (de Mad Max à La Route de McCarthy), qui consiste généralement à mettre en scène la renaissance d’une communauté de survivants après la survenue d’un désastre ayant aboli toute civilisation.

Engloutis par les limbes

    Dans son premier roman, le Lausannois Olivier Sillig traînait l’avenir dans la boue. Dans le genre, voici un chef-d’œuvre. Les lecteurs de 1995 n’auront pas oublié les dérives fangeuses de Bzjeurd, cavalier du deuil qui donne son nom mystérieux à ce roman, le premier d’Olivier Sillig. Le touche-à-tout lausannois inaugurait là une œuvre éclectique et inégale, du policier à l’historique, de la futurologie laborieusement robotique (Gavroche 21.68) à la formidable fable fantastique (Je dis tue à tous ceux que j’aime). Son entrée en littérature, dans ce temple SF que sont toujours les Editions L’Atalante, avait marqué les esprits par cette verve minimaliste qui, aujourd’hui, n’a rien perdu de sa puissance d’évocation. Heureuse initiative, donc, des Editions Hélice Hélas, qui redonnent vie à ce texte épuisé tout en lui adjoignant un second roman intitulé Kazerm, inédit pour sa part, dont l’action antérieure esquisse la naissance de cet univers boueux.

    Reprenons dans l’ordre, c’est-à-dire dans le désordre comme le propose l’éditeur, en plongeant d’abord dans Bzjeurd. Il est de coutume, dans les œuvres postdiluviennes, qu’un élément domine le décor imaginaire – le vent dans La Horde du Contrevent de Damasio, le sable dans Outresable de Hugh Howey. Ce sont ici les «limbes», étendue mouvante de limon où l’on ne peut que progresser à la boussole, d’un repère provisoire à l’autre, houle lente qui déroute et condamne les cavaliers inexpérimentés. Après avoir découvert le massacre des siens, Bzjeurd traverse ce gris Désert des Tartares jusqu’aux murailles d’une forteresse kafkaïenne, royaume savamment hiérarchisé lançant ses raids sanglants en direction des derniers grumeaux de civilisation qui affleurent et survivent dans cette immensité visqueuse. Il s’y introduira en mineur de fond avant de progresser d’un cercle infernal à l’autre, jusqu’à diriger à son tour une horde dont les membres disparaîtront les uns après les autres, engloutis par le limon.

    La vengeance du héros, canevas classique, est ici prétexte au surgissement d’un monde vaseux dont l’épaisseur subjugue. Froide, sèche, répétitive et comme mécanique parfois, la langue de Sillig tisse un réseau serré de symboles qui confèrent une remarquable prégnance à cet univers, étayé par un vocabulaire spécifique, un imaginaire obsessif, une atmosphère dantesque où volettent de rares puffins.

    Des limbes sordides dont les contours gagnent en précision lorsqu’on s’attaque à Kazerm, qui se déroule cent ans avant, alors que vient de déferler «le déluge, la catastrophe, la guerre – personne ne sait vraiment comment l’appeler». De leur station écologique émergée, sept scientifiques se mettent en route à travers «la poisse», sorte de brouillard huileux d’hydrocarbures qui nappe l’entier de l’horizon. Leur caravane, croisant toujours plus de cadavres aux yeux évidés, se confronte peu à peu à l’évidence: ils sont les derniers. Epopée qui devient alors celle d’une humanité en perdition, tandis que le langage et les comportements se déshumanisent radicalement.

De l’homme au singe

     En quatre parties, Kazerm opère la sédimentation de la poisse en limbes, de la brume noire à la houle inerte, tout en greffant habilement son intrigue à celle qui lui succédera, développant certains thèmes qui ne seront ensuite plus que suggérés – l’anthropophagie notamment. Ce prequel n’a certes pas la même implacable pureté narrative que Bzjeurd, mais il en reprend, comme en miroir, les vertiges architecturaux, la densité atmosphérique, le funeste décompte des protagonistes façon Ils étaient dix. Ces romans composent ainsi un diptyque cohérent, saisissant panorama de la dévastation où la civilisation ne tarde pas, elle aussi, à sombrer: «Qu’il y a peu de l’homme au singe!»

 THIERRY RABOUD

Olivier Sillig, Les Limbes de Bzjeurd, Ed. Hélice Hélas, 400 pp.










V:21..12.21 (V0:17.12.21