LA LIBERTÉ / 11.12.2021
|
|
Lien : https://www.laliberte.ch/news/culture/litterature/dans-la-fange-de-l-apres-629029
Dans la fange de l’aprèsOlivier Sillig Pur joyau postapocalyptique, Bzjeurd est réédité aux côtés d’un roman inédit qui en esquisse les prémices. Plongée dantesque dans un monde d’absurdité boueuse.
![]() Le Déluge
annoncé a coupé le temps en deux. Il y a l’avant, cet aujourd’hui inquiet, hanté
par les collapsologues de librairie que tout le monde lit, par les
climatologues réchauffistes que personne n’écoute. Et il y a l’après incertain,
territoire anticipé par les explorateurs de l’imaginaire, chantres des décombres,
bâtisseurs de dystopies, poètes de la Terre brûlée. Registre postapocalyptique
en vogue depuis Le Dernier Homme de Mary Shelley (1826) au moins, sans cesse
réinvesti dès lors (de Mad Max à La Route de McCarthy), qui consiste
généralement à mettre en scène la renaissance d’une communauté de survivants
après la survenue d’un désastre ayant aboli toute civilisation. Engloutis par les limbes Dans son
premier roman, le Lausannois Olivier Sillig traînait l’avenir dans la boue. Dans
le genre, voici un chef-d’œuvre. Les lecteurs de 1995 n’auront pas oublié les dérives
fangeuses de Bzjeurd, cavalier du deuil qui donne son nom mystérieux à ce roman,
le premier d’Olivier Sillig. Le touche-à-tout lausannois inaugurait là une œuvre
éclectique et inégale, du policier à l’historique, de la futurologie laborieusement
robotique (Gavroche 21.68) à la formidable fable fantastique (Je dis tue à tous
ceux que j’aime). Son entrée en littérature, dans ce temple SF que sont toujours
les Editions L’Atalante, avait marqué les esprits par cette verve minimaliste qui,
aujourd’hui, n’a rien perdu de sa puissance d’évocation. Heureuse initiative, donc,
des Editions Hélice Hélas, qui redonnent vie à ce texte épuisé tout en lui adjoignant
un second roman intitulé Kazerm, inédit pour sa part, dont l’action antérieure
esquisse la naissance de cet univers boueux. Reprenons
dans l’ordre, c’est-à-dire dans le désordre comme le propose l’éditeur, en plongeant
d’abord dans Bzjeurd. Il est de coutume, dans les œuvres postdiluviennes, qu’un
élément domine le décor imaginaire – le vent dans La Horde du Contrevent de Damasio,
le sable dans Outresable de Hugh Howey. Ce sont ici les «limbes», étendue mouvante
de limon où l’on ne peut que progresser à la boussole, d’un repère provisoire à
l’autre, houle lente qui déroute et condamne les cavaliers inexpérimentés.
Après avoir découvert le massacre des siens, Bzjeurd traverse ce gris Désert
des Tartares jusqu’aux murailles d’une forteresse kafkaïenne, royaume savamment
hiérarchisé lançant ses raids sanglants en direction des derniers grumeaux de
civilisation qui affleurent et survivent dans cette immensité visqueuse. Il s’y
introduira en mineur de fond avant de progresser d’un cercle infernal à
l’autre, jusqu’à diriger à son tour une horde dont les membres disparaîtront
les uns après les autres, engloutis par le limon. La
vengeance du héros, canevas classique, est ici prétexte au surgissement d’un monde
vaseux dont l’épaisseur subjugue. Froide, sèche, répétitive et comme mécanique
parfois, la langue de Sillig tisse un réseau serré de symboles qui confèrent
une remarquable prégnance à cet univers, étayé par un vocabulaire spécifique,
un imaginaire obsessif, une atmosphère dantesque où volettent de rares puffins. Des limbes
sordides dont les contours gagnent en précision lorsqu’on s’attaque à Kazerm,
qui se déroule cent ans avant, alors que vient de déferler «le déluge, la catastrophe,
la guerre – personne ne sait vraiment comment l’appeler». De leur station
écologique émergée, sept scientifiques se mettent en route à travers «la poisse»,
sorte de brouillard huileux d’hydrocarbures qui nappe l’entier de l’horizon. Leur
caravane, croisant toujours plus de cadavres aux yeux évidés, se confronte peu à
peu à l’évidence: ils sont les derniers. Epopée qui devient alors celle d’une humanité
en perdition, tandis que le langage et les comportements se déshumanisent
radicalement. De l’homme au singe En quatre parties, Kazerm opère la
sédimentation de la poisse en limbes, de la brume noire à la houle inerte, tout
en greffant habilement son intrigue à celle qui lui succédera, développant
certains thèmes qui ne seront ensuite plus que suggérés – l’anthropophagie
notamment. Ce prequel n’a certes pas la même implacable pureté narrative que
Bzjeurd, mais il en reprend, comme en miroir, les vertiges architecturaux, la
densité atmosphérique, le funeste décompte des protagonistes façon Ils étaient
dix. Ces romans composent ainsi un diptyque cohérent, saisissant panorama de la
dévastation où la civilisation ne tarde pas, elle aussi, à sombrer: «Qu’il y a
peu de l’homme au singe!» THIERRY
RABOUD Olivier Sillig, Les Limbes de Bzjeurd, Ed.
Hélice Hélas, 400 pp. |
V:21..12.21 (V0:17.12.21